Comment la société de la consommation génère de nouvelles pratiques solidaires

Marketing & nouvelle consommation

publication du 02/12/2022

La solidarité semble être devenue un phénomène à la mode. Une recherche rapide sur le web révèle toute une série d’initiatives qui s’en inspirent. Par exemple, plusieurs villes de France sont engagées dans l’organisation de la prochaine édition de la Nuit de la solidarité, une opération pour dénombrer et analyser la situation des sans-abris ; ou dans la Course des lumières pour soutenir la recherche contre le cancer ; ou encore la mobilisation nationale pour l’accueil des Ukrainiens qui fuient la guerre.

Si la solidarité n’est pas un phénomène nouveau, la façon dont elle s’exprime et le rôle que la consommation joue dans son déploiement prennent en revanche des tournures inédites.

« Caffè sospeso » à la française

Par exemple, les Restos du cœur permettent à la société française dans son ensemble, depuis leur lancement en 1985, d’exprimer le sentiment de solidarité envers ceux dans le besoin à travers l’aide alimentaire. Dans la même lignée, un autre phénomène, moins institutionnalisé mais pourtant non moins diffusé, semble s’installer dans l’Hexagone depuis quelque temps : celui de la baguette et de la pizza « suspendue ».

Ce phénomène s’inspire de celui du « caffè sospeso », ou « café suspendu », une pratique solidaire importée d’Italie : dans un bar, on paye deux cafés, un pour soi, l’autre pour une personne dans le besoin. En France, cette pratique trouve aujourd’hui sa déclinaison dans d’autres biens de consommation liés à la culture française comme la pizza et la baguette.

Comment expliquer la diffusion grandissante de ces nouvelles pratiques solidaires ? Et, de façon plus générale, comment la solidarité a-t-elle changé dans nos sociétés contemporaines dites de consommation ?

Deux types de solidarité

Pour Émile Durkheim, père de la sociologie (avec Max Weber) et pionnier de la recherche sur la solidarité, les sociétés humaines, tout au long de leur histoire, ont développé deux formes de solidarité : la solidarité mécanique et la solidarité organique.

La solidarité mécanique est propre à toutes les sociétés préindustrielles. Elle repose sur un principe de ressemblance et aide les individus à s’intégrer dans le même groupe, à développer une cohésion sociale et à différencier leur groupe de celui des autres (le Tiers État, le clergé, etc.).

Dans la recherche en marketing et sur la consommation, la solidarité mécanique est souvent associée à tout collectif qui s’apparente aux communautés de marque, aux sous-cultures de consommation ou aux tribus de consommateurs.

Au contraire, la solidarité organique, typique de nos sociétés modernes, fait référence à la différenciation en termes de rôle et de statuts des individus. Cette forme de solidarité aide les différentes parties de ces sociétés complexes – organes, groupes ou fonctions – à se coordonner les unes avec les autres. Selon Durkheim, dans les sociétés modernes, les différentes parties (« organes », tels que les individus, les entités économiques, l’État, etc.) partagent des relations étroites car elles remplissent des fonctions différentes et ne sont pas facilement séparables.

Étonnement, les études en marketing et consommation se sont peu penchées sur le rôle que la consommation joue aujourd’hui dans le déploiement de la solidarité organique. Ceci, malgré l’essor des réseaux sociaux et des plates-formes digitales qui soutiennent plus que jamais la toile de relations que tissent ensemble des entités différentes.

Une solidarité « entraînée »

C’est sur ce point précis que notre récente étude a permis d’éclairer comment la consommation influence les manifestations de solidarité qui émergent à plusieurs niveaux et à différentes échelles dans la société actuelle.

Nous avons utilisé comme cadre d’analyse la pratique du suspendu (telle que décrite ci-dessus) dans le contexte italien où, pendant la période de distanciation sociale du Covid-19, elle a évolué donnant naissance au projet Spesasospesa.org. Cette initiative regroupe un vaste réseau d’entreprises, d’organisations non gouvernementales (ONG), de célébrités, d’institutions, de professionnels, de consommateurs et d’autres acteurs. Leur objectif : soutenir les familles dans le besoin en optimisant le flux de biens et de services entre producteurs et distributeurs et en rendant ces biens accessibles à moindre coût, ou même gratuitement.

Notre étude apporte deux résultats majeurs. Tout d’abord, la solidarité n’est pas un trait naturel de tous les groupes sociaux, mais plutôt une force qui permet la formation de ces mêmes groupes. En effet, la recherche en marketing et consommation a décrit la solidarité comme une caractéristique intrinsèque à tous les groupes sociaux.

Cependant, notre étude montre comment la solidarité agit plutôt comme une force capable de tisser des liens entre individus, objets et institutions précédemment déconnectés les uns des autres. Ainsi, notre recherche pointe une zone grise dans la formation de la socialité, un espace social qui se trouve entre ce que l’anthropologue britannique Victor Turner appelait « l’anti-structure » (l’ensemble des individualités déconnectées) et la structure (groupes sociaux bien formés et organisés).

C’est dans cet espace, dit « proto-structure », qu’une forme de solidarité toute particulière qu’on définit comme « entrainée » agit pour littéralement coller ensemble des entités dispersées dans un réseau de relations sociales structurées.

Ensuite, contrairement aux solidarités mécanique et organique, la solidarité entrainée émerge grâce à l’action d’un (ou plusieurs) attracteur, c’est-à-dire, un acteur (tels que des entrepreneurs, des célébrités médiatiques, etc.) capable d’entrainer un réseau de plus en plus large d’acteurs et d’entités autour d’un projet commun.

Deuxième enseignement de notre étude : la consommation joue un rôle majeur dans l’émergence de cette forme particulière de solidarité. Comme la pratique du « suspendu » le montre bien, c’est la circulation de biens de consommation tels que la pizza, la baguette ou autres produits de consommation courante qui constitue et nourrit les relations entre individus. Ainsi, la solidarité entrainée permet de mieux comprendre comment, dans les sociétés postindustrielles, à mesure que l’autonomie des individus grandit, le besoin de solidarité et d’entraide grandit également.

Une opposition à l’individualisme

De manière plus générale, les études antérieures en marketing et consommation ont déjà mis l’accent sur la relation entre consommation et solidarité. Par exemple, le sentiment de solidarité a favorisé l’émergence des sous-cultures de consommation (des fans de Napster à ceux de Harley-Davidson) en opposition à l’individualisme promu par les sociétés capitalistes.

De même, l’esprit solidaire des citoyens grecs les plus engagés a permis aux mouvements anti-consommation et anticapitalistes de survivre malgré les durs effets de la crise économique qui a frappé le pays par le passé. Toutefois, notre étude montre comme la solidarité entrainée favorise l’émergence de nouveaux réseaux sociaux d’entraide surtout dans des moments de fortes crises économiques et sociales, et à l’aide d’un ou plusieurs attracteurs qui la déclenchent.

De ce fait, il est important pour les acteurs institutionnels ainsi que pour les organisations engagées de savoir détecter les attracteurs qui seront à l’origine de la solidarité entrainée, car ils sont la clé pour comprendre, favoriser et améliorer toutes les initiatives solidaires plus à même de résonner avec le contexte culturel de la société concernée.

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