Cet article a été co-écrit, Angélique Chassy, Docteure en Sciences Economiques - EM-Normandie - Business School - Enseignante-Chercheure, EM Normandie et Jérôme Béranger, Chercheur à l’Inserm - Université de Toulouse et expert de l’éthique du numérique, Inserm.
À l’image des chatbots, les nouveaux outils numériques en santé modifient la prise en charge des patients. Leurs promoteurs vantent l’aide qu’ils apportent au médecin qui se consacre davantage à la consultation. Pour garantir un usage éthique, l’humain doit demeurer l’agent central dans l’exercice de la médecine digitale.
Progressivement, les outils numériques dédiés à la santé se sont imposés dans notre vie quotidienne. Les lois de 2018 et 2019 ont intégré la télémédecine dans le cadre légal pour favoriser l’innovation et améliorer l’accès aux soins.
La crise sanitaire du Covid-19, durant laquelle les Français se sont familiarisés avec les outils numériques en santé, a marqué une nouvelle étape. Aujourd’hui, le plan « Ma Santé 2022 » réaffirme le rôle clé qu’ils entendent jouer dans la réduction des inégalités d’accès aux soins.
Et si on en croit l’édition 2024 de l’Observatoire du numérique en santé d’Harris Interactive, 78 % des Français jugent positivement le développement des technologies numériques dans le domaine de la santé.
Certains Français experts du numérique, d’autres avec une faible maîtrise
L’enquête Harris Interactive fait toutefois la distinction entre différents profils selon les facilités ou, à l’inverse, les difficultés rencontrées par les usagers à se familiariser aux différents outils du numérique.
Ainsi, 16 % de la population serait classée parmi les « vulnérables numériques », parce qu’elle maîtrise mal les outils du numérique. Ce profil serait plus féminin, plus âgé et plus rural que la moyenne.
En revanche, 28 % des Français seraient des « experts du numérique ». Très à l’aise avec les outils technologiques qu’il utilise au quotidien, ce groupe serait plus masculin, plus jeune, plus aisé et plus urbain que la moyenne.
Le numérique en santé est aujourd’hui très diversifié
Mais quand on évoque ces nouveaux outils numériques qui s’imposent désormais dans le domaine de la médecine, à quoi fait-on précisément allusion ? En 2022, dans un numéro spécial de son Bulletin consacré à cette thématique, le Conseil national de l’Ordre des médecins avait dressé une liste exhaustive des principaux usages numériques en médecine.
Certains outils dits de télémédecine aident les soignants dans leur exercice professionnel, notamment en sollicitant leurs pairs. Le patient en bénéficie indirectement puisque cela impacte sa prise en charge (en termes de diagnostic, de traitements, de suivi en ville ou à l’hôpital…). C’est le cas notamment de :
- la télé-expertise, qui permet à un médecin généraliste de faire appel à distance à un spécialiste doté d’une expertise spécifique (pour l’interprétation d’un cliché, la surveillance d’un cancer, etc.)
- la téléassistance médicale, qui correspond à une coopération entre professionnels de santé, et au cours de laquelle un professionnel médical assiste à distance un autre professionnel de santé (pour soigner une plaie complexe, réaliser des soins d’urgence dans un Ehpad, etc.)
Ces outils digitaux axés sur la relation soignant-soigné
Certains outils digitaux entrés dans le quotidien des Français interviennent directement dans la relation soignant-soigné (ou médecin-patient). On citera pour exemple :
- la téléconsultation, qui permet à un professionnel de santé de donner une consultation à distance à un patient, si la situation de santé de ce dernier le permet (le cas échéant, le patient peut être assisté sur place par un professionnel de santé)
- la télésurveillance médicale, qui permet au patient de transmettre à distance ses données de santé à l’équipe médicale qui le suit afin que cette dernière les interprète
- la e-prescription ou prescription électronique, qui correspond à un circuit de l’ordonnance dématérialisé
- les agents conversationnels appelés chatbots
Un « chatbot » (« chat » pour « discussion en ligne » et « bot » pour « robot ») est un programme informatique (agent conversationnel incluant de l’intelligence artificielle générative, IA). Il se présente sous la forme d’une appli (application) conçue pour simuler et gérer des conversations humaines écrites ou orales. Il permet aux patients d’interagir avec des interfaces numériques comme s’ils échangeaient avec une personne humaine réelle.
La montée en puissance des chatbots santé
Les premiers chatbots en santé ont été principalement développés pour affiner les pré-diagnostics médicaux, à l’image du programme Watson créé par IBM en 2007, capable de comprendre le langage humain, d’analyser des données et de formuler des réponses en ligne. Il s’est notamment illustré au Japon en identifiant une forme rare de leucémie.
Depuis, leur présence sur le marché connaît une croissance importante, portée par les innovations dans l’IA, et désormais dans l’IA générative, avec par exemple Sophie le robot-avatar, un robot humanoïde conçu pour interagir avec les patients à domicile ou encore Ada Health, une application mobile d’auto-diagnostic médical basée sur l’intelligence artificielle, voire même des systèmes robotiques assistés pour les interventions chirurgicales.
On assiste à un véritable foisonnement de nouvelles applications et usages qui transforment la pratique médicale et donnent naissance à la médecine assistée par l’IA ou médecine de précision à l’exemple de Mako de Stryker.
Essentiellement centrés sur le pré-diagnostic, ou le suivi thérapeutique les bénéfices attendus par ceux qui font la promotion des chatbots sont nombreux. Pour les professionnels de santé, les échanges qui se créent en amont d’une consultation – dans les situations où le patient interroge le chatbot sur son état de santé et que celui-ci, en retour, peut lui recommander une démarche adaptée après analyse de ses réponses – déplacent le « Temps Médical Utile » vers la consultation.
De plus, le pré-diagnostic virtuel réalisé par un Chatbot Santé propose une interface conviviale qui peut faciliter une prise en charge plus rapide. Désormais, beaucoup de catégories de patients ou de situations pathologiques sont visées. Par exemple, le marché se développe en direction des personnes âgées.
Le Dr Antoine Poignant, médecin juge, pour sa part, que :
« les objets connectés permettent de déplacer des données plutôt que les patients, et pour les personnes âgées, ce n’est pas négligeable. Leur domicile devient leur lieu de soins. »
Une partie de l’explication de l’efficacité des agents conversationnels réside dans la structure même du langage. Les modèles de langage de l’IA Générative de type LLM (Large Language Model), entraînés sur de très vastes corpus de textes, peuvent simuler ces réseaux relationnels. Ils peuvent comprendre et générer du langage en fonction de contextes complexes.
Une modification de la relation médecin généraliste-patient
Les relations patients-professionnels sont potentiellement transformées par ces outils d’assistance digitale à la pratique de la médecine, et cela dans trois directions majeures, selon Anthéa Serafin.
D’abord, ces outils entraînent une redéfinition des rôles de patient et de médecin. Les outils de santé numérique renforcent l’autonomie des patients, leur responsabilisation dans la relation de soins, et ils pourraient faciliter une meilleure observance thérapeutique, qui est un enjeu considérable face à la montée des maladies chroniques.
De plus, ils aident les professionnels à coordonner plus facilement les parcours de soins, comme cela a par exemple été montré dans le cas du patient atteint d’un cancer. Enfin, ils favorisent la détection plus précoce de maladies, par exemple dans le cas de l’autisme ou d’addictions.
Gardons un regard éthique sur ces usages
Il est primordial que les outils digitaux en santé qui s’appuient sur l’intelligence artificielle restent des outils d’assistance et non des décideurs autonomes. L’humain doit demeurer l’agent central dans l’exercice de la médecine digitale, en conservant la maîtrise et l’initiative des décisions médicales. Les résultats produits par les systèmes d’IA doivent être soumis à une supervision humaine et une validation finale par un professionnel de santé, qui en reste responsable.
Quelques questions sont cruciales : jusqu’où laisser aux algorithmes et à ceux qui les conçoivent la maîtrise des décisions médicales ? Comment garantir la confidentialité de nos vies privées ? Autant d’enjeux dont se saisissent les professionnels de santé, les associations de patients, notamment dans les Espaces de Réflexion Ethique Régionaux (ERER).
Nous suggérons quelques points d’alerte pour garantir un usage éthique et sécurisé de la digitale-thérapie :
- Mettre en place un encadrement adapté aux usages de l’IA en santé, définissant des règles et des bonnes pratiques
- Assurer la transparence de l’IA envers ses utilisateurs, pour permettre aux professionnels de santé et aux patients de comprendre les processus et les données qui influencent les résultats générés par l’IA
- Clarifier la responsabilité des différents acteurs impliqués dans la conception et l’utilisation de l’IA
- Garantir une protection de la vie privée et une confidentialité des données la plus forte possible
- Lutter contre l’illectronisme (ou fracture numérique) qui représente un risque d’exclusion sociale particulièrement inquiétant.
Alors que ces développements sont à la fois très récents et très nombreux, la formation des professionnels de santé aux usages des chatbots, comme à l’ensemble des outils du numérique en santé, doit être considéré comme un impératif.
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