Face aux risques de rupture d’approvisionnement et aux besoins des États, la notion de souveraineté impose d’être prise en compte à tous les niveaux des entreprises concernées, dans l’intérêt général.
« Souveraineté » est un mantra qui revient de manière appuyée dans les discours politiques comme dans ceux des dirigeants d’entreprises. Les grands chamboulements politiques, géopolitiques et économiques des dernières années et des dernières semaines, voire des derniers jours, la remettent au cœur du jeu. Le Conseil d’État y a consacré son étude annuelle en 2024 et a fait de nombreuses propositions pour améliorer la souveraineté de l’État.
Pour autant, il reste encore à pousser la réflexion jusqu’à l’échelle des entreprises françaises et de la manière dont les employés s’en emparent au quotidien.
Assurer l’autonomie de la nation
En France, le principe de souveraineté est au cœur de l’article 3 de la Constitution de 1958. Il consiste à assurer l’autonomie de la nation française dans l’exercice de son autorité. Rechercher une souveraineté dans la santé, la défense, l’agriculture, l’accès à l’énergie du peuple revient à assurer l’autonomie d’approvisionnement de chaque filière. C’est ce qui permet aux citoyens d’accéder sans risques aux produits et services associés.
Ainsi, l’État peut être amené à sécuriser certains actifs clés. Cela a été le cas en 2024 à travers l’acquisition de certains actifs d’Atos achetés par la France, afin de garantir l’autonomie de fonctionnement de systèmes militaires stratégiques. Cela peut aussi se jouer à l’échelle de plusieurs pays alliés.
Maîtriser l’approvisionnement
Or, assurer l’autonomie d’une filière, depuis la matière première jusqu’au consommateur, passe par la maîtrise des différents maillons de ses chaînes d’approvisionnement qui sont fragmentées géographiquement et d’un point de vue organisationnel. L’autonomie n’étant pas l’autarcie, la souveraineté n’est pas affaire de fermeture mais de maîtrise de l’ouverture. À l’échelle étatique, cette maîtrise se trouve diluée par l’économie de marché et la mondialisation. Aussi, la gestion de la souveraineté est de facto en grande partie transférée vers les entreprises, sous un contrôle étatique variable, à travers les différentes filières industrielles.
Pour une entreprise, être autonome équivaut à savoir assurer la résilience de sa chaîne d’approvisionnement face aux crises successives et à venir. Il faut pouvoir assurer la continuité de sa production, donc pouvoir maîtriser ses chaînes d’approvisionnements. Les défauts de souveraineté sont apparus de manière douloureuse au gré des crises successives d’approvisionnement survenues depuis le Covid-19. Quand, par exemple, le canal de Suez a été bloqué par l’échouage du porte-conteneurs Ever-Given, des chaînes de production automobiles européennes ont été mises à l’arrêt, faute de composants électroniques disponibles.
Demande des États
Par ailleurs, les États accroissent également leurs demandes dans ce sens, à l’aide de règlements, de subventions ou d’engagements contractuels. Et cela se traduit par exemple par la relocalisation d’une usine de paracétamol ou par des campagnes de prospection afin d’extraire du lithium sur le sol français. Mais, cela suffit-il pour assurer la souveraineté ?
Pour une entreprise, assurer la souveraineté de ses produits (ou services) nécessite de maîtriser tous les éléments de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur : depuis les matières premières jusqu’au produit final, ainsi que l’outil de production et les pièces de rechange, mais aussi les savoirs et savoir-faire pour les élaborer, les faire fonctionner et les améliorer. Pouvoir proposer des pâtes alimentaires demande de maîtriser son approvisionnement en blé dur, et en amont des semences et autres intrants. Mais il faut également s’assurer que les pétrins, laminoirs et extrudeurs seront toujours en état de transformer la farine de blé en pâtes. Et, plus le produit est complexe, plus l’entreprise est grande et plus il est difficile de garder la maîtrise sur tous ces éléments, ainsi que le relève le baromètre de la souveraineté 2025.
Qui est le maillon faible ?
Il s’agit d’abord de savoir cartographier l’ensemble des étapes et des parties prenantes de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur liées à chaque produit pour lequel il y a un besoin de souveraineté. Puis, il faut choisir les niveaux d’autonomie recherchés pour chacune des étapes, savoir s’il faut les réaliser en interne ou recourir à des prestataires externes. Dans ce dernier cas, il s’agit de bien choisir ses contributeurs, en premier lieu ses fournisseurs, et d’évaluer leur fiabilité. Faut-il acheter local ou dans des pays amis ? Faut-il se concentrer sur une seule source ou bien diversifier son portefeuille ? Ces questions doivent se poser à tous les instants du cycle de vie d’un produit souverain. Il s’agit alors d’apporter des réponses s’appuyant sur des critères aussi bien économiques que géostratégiques. Par exemple, en ne sous-traitant pas l’ensemble de ses activités de chaudronnerie dans des pays à bas coût, les savoir-faire ne sont pas perdus et peuvent être développés quand ils sont nécessaires. L’intérêt général est en jeu. Et, il se joue dans tous les maillons de l’entreprise.
Développer la souveraineté impose de se pencher à nouveau sur la conception des produits et des modes de production après des décennies de mondialisation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, General Electric, manquant de matières premières, de main-d’œuvre qualifiée et de certains composants clés aux États-Unis, avait mis en place une méthode pour revoir la conception de ses produits sans certains éléments. Ainsi, fabriquer aujourd’hui des puces électroniques « Made in Europe » exige d’innover sur les produits comme sur les procédés de production, et de créer de nouvelles alliances, voire de créer de nouvelles manières d’évaluer la rentabilité de ces industries très capitalistiques.
Manager la souveraineté
Puis au quotidien dans l’entreprise, conserver sa souveraineté s’appuie sur une vigilance constante quant à la santé et la situation de ses fournisseurs, de leurs fournisseurs et des fournisseurs de leurs fournisseurs… Il s’agit de savoir identifier les signaux faibles de défaillances financières comme logistiques qui pourraient apparaître sur chacun des maillons de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agit aussi de surveiller les éventuelles menaces en cas de changement de stratégie ou de propriété de ces parties prenantes.
Cela requiert alors des capacités d’analyse et de projection dans un environnement changeant et instable. Il faut aussi être capable de nouer des alliances avec ses fournisseurs, voire ses concurrents, pour apporter des réponses collectives, à l’échelle de grands projets structurants – comme c’est le cas par exemple dans le domaine du spatial en Europe – mais aussi du grain de sable qui peut bloquer un engrenage complexe. Chaque élément est important.
Le Conseil d’État dans son rapport de 2024 a souligné qu’il était nécessaire de renforcer au niveau de l’État la citoyenneté afin de permettre un exercice plein de la souveraineté. Il met également en avant le besoin de renforcer les compétences techniques et scientifiques des Français. Pour pouvoir déployer ces propositions, ainsi que les autres, à un niveau étatique et macro-économique, et les rendre effectives, il conviendrait de les enrichir par un apprentissage du management de la souveraineté à tous les échelons de l’entreprise.
Cela passe notamment par une sensibilisation particulière des fonctions dirigeantes et financières. Cela doit aussi passer par la sensibilisation et la formation des fonctions en charge de l’innovation, des achats et de la logistique. Ce sont leurs analyses et leurs décisions qui permettent d’abord d’assurer l’autonomie et la sécurité des produits et services souverains, à court comme à long terme. La souveraineté dans l’entreprise est une question de citoyenneté comme de gestion des ressources externes comme internes, matérielles et humaines.
Cet article a été écrit en collaboration avec Antoine Chaume, élève-ingénieur à l'Institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace - Sup'aéro