Alors que l’on estime à 81% de sa capacité l’utilisation actuelle des ressources supply chain en Europe (sur la base des 3000 usines et entrepôts recensées par l’indice Shippeo), les entreprises réalisent les défis qui les attendent après la crise du coronavirus. Au rythme de récupération actuel, estimé à +5% chaque semaine, on peut s’attendre à un premier palier de récupération des ressources internes cet automne, voire plus tard selon l’évolution des plans de déconfinement de certains pays. La menace de propagation du virus ailleurs dans le monde étant encore active, les entreprises doivent rester en alerte et veiller à tout effet de cascade.
L’épidémie du Covid-19, bien qu’elle soit une crise extrême et que ses conséquences à long terme ne se soient pas encore pleinement évaluées, permet déjà de tirer des leçons quant à la façon de mieux se préparer à faire face aux futures crises. Elle a révélé la vulnérabilité de plusieurs entreprises aux événements imprévus et a mis en lumière la tendance de certaines entreprises à minimiser (voire à ignorer) l’impact de certains risques encourus. Elle a également remis à l’ordre du jour la dépendance de nombreux acteurs à l’approvisionnement en Chine, comme les constructeurs automobiles et l’industrie pharmaceutique. Jusqu’à très récemment, la plupart des multinationales pouvaient baser la conception du réseau de leur supply chain sur l’hypothèse que les flux de matières circulent librement à l’échelle mondiale, ce qui leur permet de s’approvisionner, de produire et de distribuer des produits aux endroits les plus économiques au monde. La crise actuelle vient s’ajouter aux nombreux désastres naturels, au Brexit et aux tensions politique et commerciale entre les Etats-Unis et la Chine pour remettre en question la validité de cette hypothèse illusoire (lire aussi l’article : « La globalisation à l’ère de Trump »).
Réévaluer les risques
Dans un premier temps, abordons les actions immédiates d’inspection des fournisseurs, d’analyse de la vulnérabilité et de révision du plan de continuité des activités. Il existe en effet des mesures qui peuvent être prises dès aujourd’hui, alors même que les entreprises ne sont pas complètement rétablies et que la situation reste critique dans certains pays. En voici quelques-unes :
Inspecter tous ses fournisseurs et sous-traitants et privilégier les circuits courts.
Cartographiez les fournisseurs en amont et sur plusieurs niveaux. Les entreprises qui ne le font pas maintenant seront moins capable de détecter des ruptures d’approvisionnement et de répondre aux conséquences de la crise à court et moyen terme lorsque celles-ci éclateront. Après le tremblement de terre de Sendai en 2011, au Japon, il a fallu des semaines pour que de nombreuses entreprises comprennent leur exposition à la catastrophe parce qu’elles ne connaissaient pas leurs fournisseurs en amont. A ce moment-là, toute capacité disponible avait disparu. Dans le contexte actuel, où l’ouverture de toutes les frontières est encore à risque et où le transport international peine à redémarrer de façon fiable, privilégier les circuits courts est une très bonne pratique pour sécuriser ses flux logistiques.
Comprendre ses vulnérabilités et prendre des mesures pour répartir le risque.
De nombreuses supply chains sont dans un état de dépendance qui met les entreprises en danger. C’est par exemple le cas lorsqu’une entreprise dépend d’un fournisseur qui, a lui seul, détient une large part du marché mondial. L’épidémie de coronavirus a ainsi révélé la dépendance d’Apple, de PSA et de bien d’autres à l’égard de fournisseurs et de producteurs chinois. La date de récupération de ces flux de produits est une autre source d’inquiétude pour plusieurs entreprises, principalement à cause de la situation sanitaire, économique et commerciale en Asie. Ce constat devrait amener plusieurs entreprises à mieux répartir le risque de pénuries des approvisionnements et des stocks en fonction de la propagation du virus et de la vitesse de récupération à travers le monde.
Réviser ses plans de continuité des activités et passer par un processus de planification des ventes et des opérations.
Les plans de continuité sont un bel outil de scénarisation pour identifier les éventuelles zones et ressources critiques et pour imaginer la meilleure façon d’élaborer des plans de transport, de communication, d’approvisionnement et de maintien de trésorerie. Cependant, il est important d’impliquer ses fournisseurs et ses clients dans l’élaboration de tels plans (lire aussi la chronique : « Communiquer pendant la crise du coronavirus »). Il est bien connu que ce partage d’information et cette visibilité évitent l’effet « coup de fouet » et sont donc bénéfiques pour tous les acteurs de la supply chain. De plus, il ne faut pas hésiter à raccrocher la révision des plans de continuité des activités au processus S&OP (« sales and operations planning », ou planification des ventes et des opérations, qui consiste à établir une vision partagée pour allouer les ressources critiques de manière à atteindre les objectifs commerciaux, NDLR) afin de garantir sa budgétisation.
Sécuriser ses ressources humaines.
Un « back-up » est également nécessaire en ce qui concerne les collaborateurs. Il peut être nécessaire de repenser les pratiques de travail. Un tel plan peut inclure une réorganisation des plages horaires de production, davantage d’automatisation, une organisation du travail à distance ou un déplacement de certaines ressources humaines flexibles pour répondre au confinement dans certaines régions. Après l’ouragan Katrina, en 2005, Procter & Gamble est même allé jusqu’à créer un village local d’employés sur un terrain élevé avec des logements, des denrées alimentaires et des avances de fonds pour les salariés et leur famille.
Reconcevoir sa supply chain de demain
La meilleure réponse consiste, bien sûr, à être prêt avant l’émergence d’une telle crise, car les options deviennent de plus en plus limitées à mesure que la perturbation bat son plein. Les entreprises devraient donc dès aujourd’hui mettre en œuvre des stratégies et des actions pour se préparer à la prochaine crise. Le coronavirus illustre bien qu’avoir autant de sources situées en un seul et même endroit – un endroit éloigné des marchés critiques d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Amérique latine – rend les entreprises vulnérables. Voici quelques stratégies de conception du réseau de la supply chain et de résilience.
De secondes sources.
Dédoubler les sources critiques offre une capacité de secours pour l’approvisionnement, la production et les ruptures de distribution. Il s’agit ainsi de répartir le risque de perturbation entre deux sources. Par conséquent, il vaut mieux que cette deuxième source ne soit pas dans la même zone géographique que la source primaire. Bien que cette conception de la supply chain abaisse les niveaux de risque, elle entraîne des coûts d’opérations, de transport et de suivi de la qualité supplémentaires. De plus, les économies d’échelle varient en fonction de la quantité d’approvisionnement alloués à chaque source.
Des sources d’approvisionnement locales.
Si une entreprise dispose d’installations de production avec des sources locales dans chacun de ses principaux marchés, cela répartit le risque et raccourcit les circuits d’acheminement des produits vers les marchés. Ces sources étant dispersées, là où les économies d’échelle sont plus faibles et les coûts en capital sont plus élevés, les coûts de transport sont plus faibles. Par exemple, Lectra avait fait le choix stratégique, il y a quelques années, de concentrer sa production en France et de rester proche de sa R&D ainsi que de ses fournisseurs régionaux.
Davantage de collaboration.
L’exemple de la coalition entre Air liquide, Valeo, PSA et Schneider Electric pour la production de respirateurs illustre très bien la notion d’économie d’envergure qui a permis de décupler la production en un temps record pendant la crise. Si envisager la mutualisation des flux d’approvisionnement ou de distribution est une option facile à implémenter de nos jours, la coproduction fait aussi partie des solutions intéressantes pour répondre aux fluctuations de l’offre et de la demande dans les prochains mois.
Plus de flexibilité.
Pour être très agile et réactif face à l’évolution rapide des politiques commerciales mondiales, de la dynamique de l’offre et des perturbations, il nous semble qu’il faut doter le réseau de production et de distribution de capacités flexibles. Cette flexibilité des ressources doit être investie en amont, avant qu’elles ne soient nécessaires, afin de servir sur une base régulière et constituer un recours en cas de crise. Il s’agit principalement de choix de technologies flexibles de production et de surplus de capacité. Elle peut également concerner la promotion de l’interchangeabilité des opérations logistiques à travers la standardisation des tâches et des équipements.
Il est impossible d’anticiper l’arrivée de crises mondiales comme cette pandémie, mais les entreprises peuvent réduire leurs impacts en investissant dans la résilience de leur supply chain. La résilience vise à promouvoir une prédisposition de la structure du réseau qui réduit les risques et à fournir les capacités pour la mise en œuvre efficace des plans de contingence. Toutefois, la résilience ne s’improvise pas, et c’est pour cette raison que les entreprises devraient régulièrement revoir et ajuster leurs choix stratégiques et la conception sous-jacente du réseau de leur supply chain, bien avant qu’une perturbation ne se produise. De toute évidence, lors d’un tel choix, les entreprises doivent trouver le meilleur compromis entre les coûts d’opérations et les investissements en résilience, et prendre en considération la manière dont cela affectera leur capacité à servir leurs clients, à sécuriser leur revenus et à rivaliser avec leurs concurrents.