L’engouement d’une population pour son patrimoine ne se décrète pas. À Limoges, l’héritage de l’industrie de la porcelaine est mis en avant pour attirer les touristes. Mais les Limougeauds n’y sont pas particulièrement attachés.
Lorsque nous pensons au patrimoine culturel, nous imaginons souvent des villes pittoresques, de majestueux bâtiments historiques et des festivals animés qui rassemblent les communautés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe. Le patrimoine culturel n’est pas toujours un symbole d’unité – il peut parfois être source de tensions, d’indifférence, voire de déconnexion.
Alors que la littérature académique s’est de plus en plus intéressée au « patrimoine contesté » – des paysages et monuments porteurs de mémoires conflictuelles ou de luttes politiques –, un autre phénomène, plus subtil, a reçu bien moins d’attention : le décalage silencieux entre les récits patrimoniaux promus par les autorités et les émotions des communautés locales.
Quand le patrimoine et les sentiments locaux divergent
Tout patrimoine culturel n’est pas ouvertement contesté. Dans de nombreuses zones périphériques ou économiquement en difficulté, des initiatives patrimoniales sont lancées avec de bonnes intentions, mais ne trouvent pas d’écho auprès des populations locales. Ce décalage discret peut poser de sérieux problèmes aux stratégies de tourisme durable et à la revitalisation économique locale.
Selon une nouvelle étude en cours de publication, menée par des chercheuses de KEDGE Business School (Paris) et de l’Université de Bologne, la fierté locale diverge souvent des récits promus par les décideurs publics. En utilisant Limoges comme étude de cas et en analysant les données d’enquête recueillies auprès de 510 résidents, les chercheuses ont constaté que, si l’héritage de la porcelaine est reconnu comme un atout distinctif par les habitants et célébré par les autorités locales comme pilier du tourisme, beaucoup de résidents n’y sont pas émotionnellement attachés.
La porcelaine à Limoges
Ce fossé est important. L’étude montre en effet que la fierté locale joue un rôle de médiation significatif entre la manière dont les habitants perçoivent leur ville et leur volonté de la recommander comme destination. Toutefois, si cet effet médiateur est positif pour des aspects de l’image de la ville jugés moins distinctifs – comme le paysage naturel ou l’offre de loisirs –, il ne l’est pas lorsqu’il s’agit de la porcelaine, pourtant véritable atout distinctif de la ville.
La porcelaine à Limoges trouve son origine dans une conjonction favorable de facteurs naturels, économiques et politiques.
C’est la découverte du kaolin – argile blanche indispensable à la fabrication de la porcelaine – dans les environs de Limoges, en 1767, qui marque le point de départ de cette aventure industrielle. À cette ressource locale rare s’ajoute la volonté de l’intendant Turgot de développer une activité économique dans un territoire alors pauvre, en s’appuyant sur les atouts du Limousin : forêts pour alimenter les fours, eau pure sans calcaire, rivières pour actionner les moulins…
Une part essentielle du patrimoine
Cette industrie florissante connaît son apogée à la fin du XIXe siècle, avec des dizaines de manufactures et des milliers d’emplois. Mais le XXesiècle est marqué par une profonde crise : la concurrence internationale, les transformations industrielles et les difficultés sociales entraînent une chute de la production. Aujourd’hui, seules quelques manufactures historiques – comme Bernardaud, Haviland, Royal Limoges ou Raynaud – poursuivent l’activité, souvent avec une forte spécialisation ou un positionnement haut de gamme.
Malgré cette contraction, acteurs publics et privés cherchent à maintenir vivante cette part essentielle du patrimoine limougeaud. Des institutions, comme le Musée national Adrien-Dubouché ou le plus petit, mais très actif, musée des Casseaux, valorisent les aspects techniques, artistiques et sociaux de cet héritage. En parallèle, la tradition se perpétue dans les entreprises labellisées « Entreprises du patrimoine vivant », qui associent excellence artisanale et création contemporaine.
Nommée « ville créative », pour les arts du feu, par l’Unesco depuis 2017, Limoges fait vivre cette mémoire à travers un jalonnement urbain de céramique initié en 2019. L’art contemporain y dialogue avec l’histoire industrielle pour ancrer la porcelaine dans l’espace public comme élément actif de l’identité culturelle actuelle de la ville.
Le rôle des émotions dans l’action collective
Des travaux s’appuyant sur la théorie des émotions dite « élargir-et-construire » (« Broaden-and-Build Theory of Emotions ») permettent de mieux comprendre ce phénomène. Comme l’ont démontré de nombreuses recherches récentes sur les comportements pro-environnementaux s’appuyant sur cette théorie, ce sont les émotions positives, comme la fierté, qui stimulent la découverte de nouvelles actions, idées et liens sociaux.
Une étude publiée en 2023 montre que les personnes attachées à leur environnement local sont plus susceptibles d’adopter des comportements favorables à l’environnement, et que la fierté renforce cette probabilité.
L’investissement émotionnel des habitants, puissant levier
En appliquant ce cadre théorique au domaine du tourisme culturel, cette recherche fournit des enseignements précieux pour les territoires périphériques ou marginalisés économiquement, comme celui étudié, mais aussi pour de nombreux autres à travers l’Europe (et au-delà), qui misent sur le patrimoine culturel pour reconfigurer leur tissu social et économique.
Contrairement aux grandes villes bénéficiant de visibilité et d’investissements globaux, les petites villes s’appuient fortement sur l’engagement local pour faire vivre leurs politiques de régénération urbaine. Ici, la fierté n’est pas qu’un sentiment agréable – elle peut être un puissant levier de mobilisation civique. Dans des zones aux ressources limitées, l’investissement émotionnel des habitants peut faire la différence entre un site culturel florissant et un patrimoine délaissé.
Comprendre la déconnexion émotionnelle au patrimoine local
Notre analyse statistique, basée sur un modèle de médiation causale, démontre le rôle central de la fierté locale en tant que facteur amplificateur des comportements protouristiques. En effet, la fierté a un impact positif et significatif sur les recommandations de visite. L’environnement naturel, social et urbain local devient digne d’une visite dès lors qu’il contribue à la fierté locale.
Cependant, un résultat contraire apparaît pour l’artisanat d’art : la fierté ne constitue pas un médiateur significatif pour l’artisanat d’art. Nous interprétons ce résultat comme une illustration des deux voies – cognitive et émotionnelle – qui sous-tendent les processus de prise de décision : d’une part, les habitants sont bien conscients du patrimoine distinctif de Limoges (connaissance) ; de l’autre, n’en sont pas fiers – mais c’est justement la fierté (ou le manque de fierté) qui influence leur volonté de (ne pas) recommander la ville pour une visite (intention comportementale).
Cette dualité est illustrée par les propos des habitants, dont certains déclarent par exemple : « Je suis heureuse (plutôt que fière) de vivre à Limoges, car c’est un peu une ville à la campagne », mettant en lumière un attachement émotionnel qui ne relève pas d’un sentiment de fierté.
Dans le cas spécifique de Limoges, le décalage révélé entre (l’absence de) fierté pour le patrimoine porcelainier et l’engagement citoyen nécessite une exploration plus approfondie des dynamiques socio-économiques.