Le Guide Michelin est incontestablement la référence des guides gastronomiques. Il fait, mais aussi parfois défait, la carrière des chefs. Ses effets sur les équilibres financiers et la performance des restaurants sont à double tranchant. A tel point que certains chefs décident de quitter la galaxie pour éviter la pression de l’évaluation, jugée trop prégnante et sclérosante.
Les chefs cuisiniers vouent pour la plupart au Guide Michelin une adoration sans borne (lire aussi la chronique: « Qu’est-ce que le « vrai » luxe« ). Pour le chef Arnaud Lallement, qui a obtenu une troisième étoile en 2014, cette récompense suscite une « émotion incroyable, l’aboutissement du rêve du cuisinier ». Cette croyance commune selon laquelle point de salut sans étoiles au Michelin confère au Guide Rouge une position dominante sur le marché de la critique gastronomique. Les canaux de certification ne sont pourtant pas uniques ; d’autres guides, également puissants, tels que Gault Millau, Le Fooding, Champérard, Pudlo, sont parvenus à se faire accepter par les gourmets et les chefs.
Fronde et rebellion
Cette position dominante est néanmoins de plus en plus décriée par les chefs. La fronde a débuté il y a environ dix ans avec le mouvement initié par Luc Dubanchet et plusieurs chefs comme Thierry Marx qui se retrouvent sous la bannière de l’Omnivore pour « dépoussiérer la critique gastronomique ». Elle s’est poursuivie depuis avec des chefs emblématiques comme Roellinger, Senderens, Westerman, Robuchon qui ont rendu leurs distinctions au Guide. Plus récemment, c’est Sébastien Bras (Le Suquet) qui a défrayé la chronique en demandant à Michelin de ne pas figurer dans la prochaine édition du guide, pour une cuisine sans pression : « Aujourd’hui, nous souhaitons avoir l’esprit libre, pour continuer sereinement, sans tension, à faire vivre notre maison », déclarait récemment le chef de 46 ans (lire aussi l’article : « Préserver le luxe ou étendre la marque?« ).
Comment en est-on arrivé là ? Quel est l’impact réel des étoiles Michelin sur les prix, la notoriété, le chiffre d’affaires et la rentabilité des établissements?
Les effets du Michelin sont très puissants. Les chefs bénéficient en effet d’une exposition médiatique immédiate à la suite de la publication du nouveau palmarès ; publicité qui se traduit par des réservations supplémentaires engendrant à terme, c’est inévitable en raison des contraintes de capacité, des hausses de prix de l’ordre de 25 à 30%.
Hausse de la notoriété mais pas forcément de la rentabilité
Mesurer l’effet pur de Michelin sur la notoriété n’est pas chose aisée car les chefs voient naturellement leur popularité grandir au cours de leur carrière indépendamment du guide. On devrait idéalement pour cela comparer la notoriété de deux chefs au profil similaire avant et après l’attribution de la suprême distinction. C’est à un tel exercice que je me suis livré en 2015 en comparant l’évolution de la notoriété de deux chefs rémois, Philippe Mille (Les Crayères) et Arnaud Lallement (L’Assiette champenoise), tous deux détenteurs de 2 macarons Michelin jusqu’en février 2014, date à laquelle le second obtient sa 3ème étoile. Le graphique suivant montre clairement l’impact immédiat de la distinction sur la notoriété et du chef et de son restaurant au regard de l’indice de notoriété Google Trends (qui varie entre 0 et 100). L’effet d’un tel « traitement » est de l’ordre de 20,3 points de regain d’intérêt sur Google. On parvient à ce résultat en retranchant l’évolution de la notoriété du chef non récompensé (Philippe Mille), qui sert ici de groupe de contrôle ou de comparaison, à celle du chef récompensé (Arnaud Lallement) qui bénéficie du « traitement ».
Ces observations sont consistantes avec une évolution du chiffre d’affaires déclarée par Arnaud Lallement de l’ordre de +35% l’année suivant l’obtention de sa troisième étoile. Le chef rémois n’est pas le seul à avoir bénéficié de telles envolées du chiffre d’affaires grâce au Michelin. Sur 172 établissements étudiés, nous avons observé des progressions de l’ordre de +80% en moyenne sur trois ans.
De manière plus surprenante, la progression dans le classement Michelin ne s’accompagne pas d’une progression significative de la rentabilité. En effet, la rentabilité commerciale médiane (résultat net rapporté au chiffre d’affaires) des restaurants présents dans le guide rouge entre 2005 et 2008 est de l’ordre de 2,65% ; un score très proche de celui des établissements de restauration traditionnelle non Michelin : 2,18% – l’échantillon est composé de 172 restaurants Michelin et de 54 établissements non Michelin exerçant en France métropolitaine, soit environ un tiers du marché total (source : Bureau van Dijk). Pourquoi ?
Comme l’expliquent les frères Rétif (Bourges), faire son entrée dans la galaxie Michelin implique l’emploi de matières premières toujours plus coûteuses, un personnel toujours plus nombreux, un établissement toujours plus luxueux. En 2015, ils décident de rendre leur étoile pour ouvrir un bistrot (La Suite). Leurs déclarations de l’époque ressemblent à s’y méprendre à celles récentes de Sébastien Bras : « On revient sur les bases. […] Pas de chichis, pas de tralala. Un retour à l’essentiel. Tout ça baisse le coût de l’assiette. »
Les données de l’échantillon présenté précédemment confirment cette dynamique d’investissement massif avec des montants d’actifs immobilisés de l’ordre de 207 000 euros pour les non Michelin, 410 000 euros pour les Michelin sans étoile ou 1 étoile et 1,4 million d’euros pour les deux et trois étoiles. Les effectifs, quant à eux, sont en moyenne 2 à 3 fois plus élevés dans les établissements Michelin que dans les restaurants non répertoriés.
La peur de la rétrogradation
En cas de rétrogradation, la rentabilité chute de +3,3 à -1,9%. Sur cinq restaurants étudiés en détail, deux ont d’ailleurs vu leurs comptes plonger dans le rouge: Les Crayères (Reims) et la Tour d’Argent (Paris). Le Buerehiesel (Strasbourg) et Taillevent (Paris) ont quant à eux mieux résisté. La bonne performance du premier tient à la solide réputation de son chef Antoine Westermann et au fait que ce dernier n’a pas été sanctionné mais a rendu ses étoiles. Taillevent, l’institution parisienne, a quant à elle connu des fluctuations très importantes de son résultat qui est devenu négatif deux ans après la sanction avant de redevenir positif. Le cas de Lameloise (Chagny) est intermédiaire avec une baisse forte du résultat qui demeure positif deux ans après la rétrogradation mais qui s’approche dangereusement de zéro. Mentionnons enfin le cas extrême de Marc Meneau et de son restaurant l’Espérance de Saint-Père-sous-Vézelay qui ont tout bonnement fait faillite après avoir perdu sa troisième étoile en 1999 puis en 2007. « J’ai ressenti une douleur immense, disait-il. C’était comme un deuil. Lorsque l’on a été général, on n’aime pas redevenir colonel. »
En cas de rétrogradation la demande diminue et impose à terme au chef de réviser ses tarifs à la baisse. La rapidité avec laquelle ces effets sur les prix se font ressentir dépend a) du prix pratiqué avant la rétrogradation, b) de la longueur de la liste d’attente en matière de réservations et c) de l’ampleur de la variation de la demande induite par la rétrogradation. Le chef se retrouve alors à gérer un montant d’actifs déprécié devenu trop élevé par rapport à ses nouvelles rentrées d’argent. Le souci également de ces actifs est qu’ils correspondent à l’instar des éléments du décor, à des coûts irrécupérables (sunk cost). Dans ce cas, comme sur les marchés financiers, l’aversion à la perte est forte et se traduit par une réticence à se séparer d’un actif qui vaut désormais moins que le prix d’achat. Les psychologues Daniel Kahneman (Prix Nobel d’économie 2002) et Amos Tversky ont montré que de telles pertes de valeur ont, en général, un impact deux fois plus grand que des gains similaires sur un plan psychologique.
La sanction peut donc s’avérer lourde de conséquences ; les chefs en ont conscience et témoignent de plus en plus du stress véhiculé par l’évaluation. Olivier Roellinger, dans ce contexte, jette l’éponge et ferme son restaurant 3 étoiles, La Maison de Bricourt, en 2008. A seulement 53 ans, il se disait épuisé physiquement et las des 15 à 18 heures de travail quotidiennes.