Entretien croisé entre Virginie Martin et Marcel Saucet à propos du livre : « IA et éducation Quand les robots donneront cours ! »
Alors que l’intelligence artificielle s’impose dans tous les domaines, l’école ne fait pas exception. Outil de démocratisation du savoir ou menace pour la liberté pédagogique ? L'IA promet une éducation plus accessible et personnalisée, mais oblige aussi les enseignants à redéfinir leur rôle. Virginie Martin, Eesa Bastaki et Marcel Saucet viennent de publier « IA et éducation Quand les robots donneront cours ! » aux éditions EMS.
Atlantico : Que va réellement apporter l’IA dans la transmission du savoir ? Vers quelle éducation allons-nous à l’ère algorithmique ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : L’intelligence artificielle marque une rupture comparable à l’invention de l’imprimerie.
Elle permet d’une car gaine manière de mettre à portée de quasiment tous des savoirs, une éducation.
Nous sommes dans une sorte de démocratisation possible de la connaissance.
Bien sûr il peut y avoir des écueils, notamment celui d’une standardisation des éléments d’apprentissage. Une sorte de globalisation du savoir qui peut potentiellement minimiser les ancrages locaux et culturels.
De l’autre côté du spectre, l’IA permet d’individualiser l’apprentissage à grande échelle, en le rendant plus adapté aux besoins spécifiques des étudiants et élèves. C’est une opportunité majeure, même s’il ne faut pas oublier que l’école est et doit rester le lieu du commun.
L’IA est aussi une occasion de rattraper l’élève dans son manque d’attention. Manque qui est aujourd’hui un véritable fléau ; tous les professeurs en témoignent.
Par exemple, un étudiant décroche et devient inattentif au bout de 4 à 6 minutes seulement !
Grâce à la collecte et à l’analyse des données, notamment la prise de notes ou la reconnaissance faciale, l’IA peut savoir à quel moment l’étudiant est inattentif et le stimuler en posant des questions sur ces moments de faiblesse.
Des technologies chez Kahn ou Nestor AI aident l’apprenant à rester concentré.
Cette personnalisation, jusque-là réservée à un mentor ou à un tuteur privé, deviendra finalement universelle. L’IA peut détecter, comme nous le disions, les moments d’inattention, proposer des rappels ciblés, et des parcours personnalisés, 24 heures sur 24. Ces professeurs démultipliés peuvent stimuler l’apprentissage, même si c’est un peu mécanique, bien sûr.
Le nombre d’étudiants dans le monde va passer de 300 000 000 à 1 000 000 000 dans les quinze prochaines années. Et c’est une bonne nouvelle pour le monde, mais il faut pouvoir répondre à cette massification. L’IA peut y aider.
Si l’intelligence devient gratuite, que vaut encore le diplôme ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : Si l’intelligence devient gratuite, c’est-à-dire accessible et démultipliée, alors le diplôme ne peut plus être le seul marqueur de distinction dans un monde saturé de savoirs. Il redevient ce qu’il aurait toujours dû être : la trace d’un cheminement intellectuel singulier.
L’IA redistribue les cartes : elle sait déjà raisonner, calculer, écrire, parfois mieux que nous. Mais elle ne sait pas encore penser. Penser, c’est relier les champs, travailler la complexité, douter, désobéir ; c’est donner du sens à la profusion de données.
La valeur du diplôme demeure, à condition d’incarner une expérience intellectuelle, une méthode, une créativité. La pédagogie du futur sera celle de l’interprétation : savoir lire le monde, ses contradictions, son désordre. Le diplôme ne devra plus attester d’une érudition mais d’une intelligence des contextes, d’une réflexivité, d’une conscience critique.
Mais un risque existe : celui d’une inflation des certificats et d’une déflation du sens. Quand tout le monde aura accès à une intelligence instrumentale, la rareté se déplacera vers l’expérience humaine : le réel, le collectif, l’émotion, la confrontation à l’altérité.
L’école devra redevenir un lieu d’épreuve et de rencontre.
L’intelligence gratuite ne supprime pas la valeur du diplôme : elle en change la nature. Elle fait du diplôme non plus un signe de possession, mais un sceau d’authenticité.
Parce qu’au fond, penser comptera toujours plus que savoir.
L’IA ne risque-t-elle pas de voler l’autorité symbolique de l’enseignant ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : Non, si nous comprenons que l’intelligence artificielle n’est pas une intelligence contre l’humain, mais une intelligence augmentée par l’humain. L’enseignant de demain utilisera l’IA pour se délester des tâches répétitives ou subalternes et retrouver ce qui fait sa vraie valeur : l’incarnation, le sens, la relation.
L’IA corrigera, analysera, préparera les supports ; le professeur, lui, gardera le supplément d’âme — la capacité à écouter, à débattre, à contextualiser. L’enseignant ne sera plus sur son piédestal de sachant, mais dans un rapport de médiation et d’interprétation.
D’ailleurs, ce mouvement a déjà commencé avec Google : lorsque l’ensemble des cours magistraux de Max Weber ou de Durkheim sont disponibles en ligne, le rôle du professeur n’est plus d’exposer, mais d’interpréter. Il devient un passeur de complexité.
Plus la connaissance devient accessible, plus la figure du professeur doit se réinventer.
La pédagogie n’est plus seulement une transmission, c’est aussi une incarnation, un miroir symbolique : quelqu’un à qui l’on a envie de ressembler, parce qu’il sait relier, articuler, penser le monde.
Et c’est là que se joue la vraie limite de l’IA : elle peut tout calculer, tout imiter, mais elle ne ressent pas.
Elle ne connaît ni les zones d’ombre, ni les hésitations, ni la chaleur d’une idée risquée devant une classe.
L’intelligence artificielle saura peut-être enseigner un savoir, mais elle ne saura jamais enseigner le doute, l’émotion ou le courage d’une opinion.
Peut-on imaginer une IA qui respecte réellement l’éthique, la vie privée et la liberté pédagogique des enseignants ? Ou est-ce un vœu pieux ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : C’est aujourd’hui le cœur du problème.
L’IA éducative ne peut pas être neutre : elle collecte, trie, oriente. Elle reproduit les biais de ceux qui la conçoivent. Imaginer une IA éthique, c’est d’abord accepter qu’elle ne le sera jamais totalement. Mais c’est précisément pour cela qu’il faut penser son encadrement politique et démocratique, avant qu’elle ne devienne un simple produit industriel.
L’enjeu n’est pas seulement la protection des données, mais la préservation de la liberté pédagogique. Si les algorithmes dictent ce qu’il faut enseigner, dans quel ordre et à quel rythme, alors l’enseignant devient un simple exécutant.
La technologie ne doit pas remplacer la liberté de transmettre, ni le droit à l’improvisation, à la digression, à l’écart.
Une IA éthique ne sera donc jamais une machine « parfaite » : elle sera une machine surveillée, débattue, démocratiquement contrôlée.
C’est dans cette vigilance collective, pas dans la promesse technologique, que réside l’éthique réelle.
La « gamification » via l’IA peut-elle réellement motiver les élèves ou risque-t-elle de renforcer une logique de performance ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : La gamification, c’est séduisant : elle stimule, capte, rend l’apprentissage ludique. Mais elle agit aussi comme une drogue douce. Elle dope la dopamine, pas forcément la réflexion.
Ce n’est pas tant l’esprit critique qu’elle menace, mais l’esprit errant, celui qui se perd, qui doute, qui rêve.
Or, apprendre, ce n’est pas seulement être stimulé. C’est aussi s’ennuyer parfois, ralentir, chercher sans trouver, laisser décanter. C’est ce temps de la lenteur et de l’effort qui permet d’engrammer profondément les savoirs, d’en faire de la mémoire et pas seulement du réflexe.
La gamification promet l’efficacité, mais elle risque d’éroder le sens même de l’étude : le temps long, la concentration, le silence intérieur.
Apprendre, c’est aussi souffrir un peu, échouer, recommencer, et découvrir le plaisir d’avoir compris après l’effort.
L’IA ne doit pas faire disparaître cette part du gratuit, du pour-rien, de la rêverie.
Sinon, elle remplacera la pensée par du divertissement.
Quelle place les États doivent-ils occuper pour garantir une éducation qui profite réellement à tous ?
Virginie Martin et Marcel Saucet : Déjà, celle de ne pas se faire dépasser.
L’État doit reprendre la main avant que l’éducation ne soit pilotée par les seules logiques industrielles. La France a commencé à s’en saisir – on pense aux premiers chantiers d’Élisabeth Borne – mais timidement. Les enseignants, surtout dans le secondaire, ne sont pas formés, et à l’université, les résistances restent fortes, souvent idéologiques. Dans les business schools ou les écoles d’ingénieurs, c’est l’inverse : moins de blocages, mais parfois un enthousiasme trop technophile.
Ailleurs, car deux des trois coauteurs que nous sommes sont immergés à Dubaï et/ou en Chine, on y observe un techno-optimisme, une foi dans la machine comme solution universelle. La France, elle, résiste – et cette résistance est saine, à condition de ne pas nous faire rater le train.
Car refuser la technologie par peur, c’est encore une manière d’en être dépendant.
Il faudrait aujourd’hui un véritable ministère de l’IA, qui pense l’articulation entre innovation, éthique et éducation.
Sans vision politique claire, l’école risque de devenir un terrain d’expérimentation algorithmique sans pilote.