« The Last Dance », ou le sport à la sauce Netflix

Marketing & nouvelle consommation

publication du 27/04/2020

Ce lundi 20 avril, Netflix a mis en ligne les deux premiers épisodes de la très attendue série documentaire The Last Dance, coproduite avec ESPN et consacrée à Michael Jordan et aux Chicago Bulls lors de la saison 1997-1998. Au-delà de l’impact de cette sortie sur le monde du basket et plus généralement sur celui du sport, nous pouvons nous interroger sur un phénomène de « netflixisation » du sport depuis plusieurs années maintenant.

Précisons bien entendu d’emblée que Netflix n’est pas le seul média à proposer de tels documentaires et n’est pas même précurseur en la matière. When We Were Kings sur Ali, Les yeux dans les Bleus consacré à la victoire de l’équipe de France de football en 1998, Red Army relatant l’épopée de l’équipe nationale de hockey soviétique dans les années 80, la liste est très longue. En France, Canal Plus en particulier propose à ses abonnés de très nombreuses productions documentaires.

La spécificité de Netflix réside en la variété de son catalogue, à sa base colossale d’abonnés, à son impact sur les consommateurs et leur mode de vie, à sa puissance en matière de communication et de teasing. Véritable phénomène de société, chaque lancement estampillé Netflix génère une attente proportionnelle au niveau de qualité auquel la plate-forme nous a habitués.

Une offre originale tournée vers le sport

Essentiellement réputée en matière de séries, avec un catalogue pléthorique, multigenre et international, et surtout de productions originales considérées comme des succès sur les plans critique et public – Stranger ThingsHouse of CardsNarcosLa Casa del Papel… – Netflix dispose également d’une offre moins connue, orientée vers les fans de sport autour de fictions (films et séries sur la thématique sportive comme The English Game), documentaires sur des athlètes (The Carter Effect) et surtout des séries documentaires comme Formula One ou Dans la roue de l’équipe Movistar 2019.

Loin de proposer, à l’instar des médias classiques, des retransmissions d’événements en direct ou des conférences de presse ou autres débats de spécialistes, la plate-forme opte très souvent pour un traitement très particulier de narration d’une ou de plusieurs équipes sur l’intégralité d’une saison en jouant sur l’immersion (images de vestiaires, de centres d’entraînement, coulisses de transferts, moments de management individuels et collectifs), en mixant actions de compétitions (généralement inédites et filmés différemment), images d’archives, témoignages de diverses parties prenantes afin de varier les points de vue (managers, athlètes, journalistes, spécialistes, fans) et en adoptant un rythme et un format finalement très proches de ceux des séries (avec des personnages, un cadre, des intrigues principales et secondaires, des drames, des cliffhangers).

Ce type d’offre représente donc une formule à la fois très pertinente du point de vue du fan de sport, en lui offrant un point de vue différent, des images et témoignages inédits, une expérience nouvelle et aussi des néophytes, pour qui des disciplines apparaissant un peu complexes ou d’abord difficile comme le cricket ou la formule 1 se présentent comme des feuilletons passionnants et accessibles.

Certains sports souffrent parfois d’un caractère présumé ennuyeux, ce qui peut être reproché par exemple à la Formule Un ou au Tour de France quand on les consomme en direct. Étapes linéaires, stratégies d’équipe sous contrôle, peu de surprise quant au vainqueur final sont autant de handicaps en termes d’intérêt ou de suspense.

Mais Netflix opte pour une approche différente consistant à pénétrer au cœur des stratégies d’équipes, à mettre en avant des rivalités imperceptibles dans les médias classiques et devenant soudainement exacerbées sur Netflix (mon coéquipier est mon pire ennemi est un leitmotiv souvent entendu chez les pilotes dans Formula One), sonder la passion des supporters (quasi religieuse dans Sunderland, envers et contre tous).

Cricket, football américain, Formule 1…

Prenons l’exemple du cricket, archétype d’une discipline très continentale, sport numéro un en Inde et au Pakistan, et quasi anecdotique en France. Le visionnage de Cricket Fever racontant les péripéties de l’équipe professionnelle de Mumbai permet à n’importe quel profane de plonger dans cet univers tout à fait particulier du point de vue de l’organisation des équipes (contrairement au football et à ses mécanismes de transferts de joueurs, un système annuel d’enchères est le théâtre de batailles et de stratégies incroyables pour attirer les joueurs composant l’équipe pour la saison à venir) ou de la passion des supporters.

Bien que le contexte indien soit hyper spécifique, Netflix reprenait avec cette série un fonctionnement similaire à The Last Chance U qui suivait les aventures d’une équipe de football universitaire américaine. Par ailleurs, la manière de capturer la passion des fans indiens rappelle celle utilisée pour montrer celles de ceux de Sunderland en Angleterre. Les succès et les mésaventures de certains joueurs de cricket font échos à ceux des footballeurs de Sunderland ou des pilotes de Formula One.

Netflix porte également un intérêt particulier aux histoires décalées, particulières, méconnues de l’univers du sport. La série Losers s’intéresse aux grands « perdants » dans un domaine glorifiant systématiquement les grandes réussites. Screwball, quant à elle, relate le parcours à peine croyable d’un expert en techniques anti-âge devenu un des principaux fournisseurs de stéroïdes aux États-Unis et au cœur d’un des plus grands scandales du dopage organisé. Et que dire de « cheer » qui dévoile le monde méconnu (en Europe) des « cheerleaders » et sa dimension réellement « sportive ».

Pourquoi un énième documentaire sur Jordan ?

En ce qui concerne Jordan et les Bulls avec The Last Dance, il s’agit d’un challenge un peu différent. En effet, tout a déjà été dit et montré sur la légende, Jordan faisant l’objet d’au moins cinq documentaires majeurs traitant de sa carrière dont le mythique Come Fly with Me et plusieurs ouvrages dont le controversé The Jordan Rules. L’histoire et le dénouement de cette saison 1997-1998 sont connus dans leurs moindres détails. Pourquoi dès lors regarder cette série ? Son intérêt provient d’abord du caractère inédit de la démarche à une époque où il était rare qu’une équipe de journaliste puisse accompagner des professionnels de la NBA dans leur quotidien. Les fans vont pouvoir découvrir des images inédites et des témoignages exclusifs avec des années de recul, notamment du Maître.

Ensuite, la série interroge clairement le mythe Jordan en dévoilant des aspects méconnus pouvant altérer son image : elle montre le joueur quelque peu tyrannique considéré qui poussait ses coéquipiers dans leurs derniers retranchements pour obtenir le meilleur d’eux-mêmes. Par ailleurs, elle réintroduit le débat sur le plus grand joueur de l’histoire (GOAT, greatest of all times) pour les jeunes générations qui ne l’ont pas vu jouer et mettent plutôt Lebron James ou Kobe Bryant sur un piédestal. Jordan, pour eux, correspond surtout à une marque de chaussures ; il retrouve ici une place à part dans le panthéon des grands joueurs. Enfin, le contexte spécial du confinement sevrant les fans de leur passion renforce sans doute encore l’attente vis-à-vis de ce type de productions.

Ceci étant dit, nous pouvons clairement nous interroger quant aux limites de la démarche. La principale a trait, selon nous, à la durée d’exploitation d’un concept. L’effet de surprise constatée sur une première saison de Formula One ou Sunderland semble s’estomper au fil des saisons. Une fois que toutes les histoires ou sous-intrigues et que les principaux ressorts de narration ont été épuisées, il est dur d’en inventer d’autres ou de les renouveler. Au contraire, dans les retransmissions traditionnelles des événements sportifs chaque match, chaque course, chaque édition vécus en direct sont différents et entretiennent un intérêt quotidien et permanent, à la télévision ou dans les stades.

La plate-forme a donc tout intérêt à continuer à miser sur l’originalité, l’exclusivité, l’inédit pour surprendre les amateurs de sport tout en attirant un public moins averti, ce que le sport traditionnel a du mal à faire.

Pour conclure, soulignons que ce savoir-faire Netflix ou « netflixisation » s’étend également à d’autres domaines que le sport comme celui des arts (architecture et musique en particulier), de l’histoire (Les grandes dates de la seconde guerre mondiale en couleurL’histoire secrète des États-Unis), ou au monde des entreprises. Les potentialités paraissent infinies et leur exploitation permettront à la plate-forme de se renouveler et de faire face à une concurrence de plus en plus féroce.

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