Les propos du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sur les « rayons communautaires » en supermarché ont alimenté par la controverse les débats actuels sur le « communautarisme ».
Par ses propos, le ministre a opposé le communautarisme à la République française tout en posant le capitalisme comme l’une des portes d’entrée du communautarisme, et le supermarché, l’une de ses icônes, un médiateur de comportements « communautaires ».
Le ministre suggérerait-il que le marketing « ethnique » est contraire à l’esprit du vivre ensemble républicain français ?
Le marketing à l’appui du communautarisme anglo-saxon ?
Le marketing, né aux États-Unis à la suite de la Seconde Guerre mondiale, pratique la segmentation en groupes de consommateurs aux comportements comparables ou homogènes, et pour ce faire, use et abuse des variables démographiques et psychographiques dont le genre, l’ethnicité ou encore la religion pour affiner ses cibles.
L’ethnomarketing en particulier « consiste à segmenter le marché local ou international en s’appuyant sur l’homogénéité d’une souche ethnique d’un groupe de consommateurs ».
La division en communautés de consommateurs qui se reconnaissent dans des offres du marché relève en effet d’une vision structurante de ce dernier qui, depuis longtemps, a compris que les valeurs identitaires sont des ressorts gagnants pour créer un lien affinitaire profond et durable entre marques et consommateurs.
Phénomène grandissant aux États-Unis dans les années 80, l’ethnomarketing cherchait à répondre aux besoins d’une société multiculturelle, propice à la segmentation ethnique en ciblant en particulier une clientèle afro-américaine jusqu’alors invisibilisée, avant de s’étendre à d’autres communautés.
En France, la pratique est initialement taboue car prône l’idée d’universalisme républicain où les marqueurs ethniques ou religieux se font discrets. Elle se développe à partir du millénaire.
Une norme de fonctionnement sociétal
Dans le cadre des stratégies marketing, le communautarisme n’est pas perçu négativement mais bien comme une norme de fonctionnement sociétal, sur lesquelles marques et enseignes s’appuient pour générer du profit. Le communautarisme aux États-Unis constitue un mode d’organisation de la vie sociale, entre le désir de conserver une appartenance ethnique spécifique, tout en partageant une fierté nationale. Il s’agit d’un communautarisme accepté et apprécié en ce qu’il enrichit la collectivité sans la diviser et donne aux individus le confort d’un lien qu’ils peuvent maintenir avec leurs origines.
De fait, le communautarisme est défini comme une « tendance du multiculturalisme américain qui met l’accent sur la fonction sociale des organisations communautaires ».
Dans ce sens le marketing accompagne la société de consommation qui est structurée en communautés et répond aux besoins des consommateurs.
La France et son rapport à l’ethnicité
La France dans son rapport aux particularismes constitue une exception par rapport aux États-Unis. Le Petit Robert (2004), définit dans le contexte français le communautarisme comme un
Système qui développe la formation de communautés pouvant diviser la nation au détriment de l’intégration
Les statistiques ethniques y sont fortement déconseillées, on ne jure pas sur la Bible lorsque l’on devient président.
Depuis la fin du XIXe siècle le prisme de la nation à la Ernest Renan, où chaque individu se fond dans le roman national collectif, rend le communautarisme péjoratif.
À quoi la continuité de la nation France tient-elle ? Dans sa fameuse conférence de 1882, Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan l’affirmait : la France n’est pas une « race », mais, dès Charlemagne, « un empire composé ».
Il poursuit : « La considération ethnographique n’a rien à voir dans la constitution de nations modernes » et « le Français n’est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est sorti de la grande chaudière où sous la présidence du roi de France ont fermenté ensemble les éléments les plus divers ».
Ajoutons également que le centralisme jacobin a tendance à promouvoir un différentialisme minimal pour un succès du vivre ensemble.
Un glissement vers la logique anglo-saxonne
Si chaque communauté « ethnique » et/ou religieuse assumée et organisée ajoute au creuset de la société aux États-Unis, c’est chaque individu qui est appelé à s’approprier la nation française indépendamment de son origine ethnique ou religieuse.
Par conséquent, les propos du ministre font en effet écho avec la logique de communautarisme à l’anglo-saxonne, illustrée par des rayons de supermarchés où, via l’offre culinaire, les communautés sont juxtaposées et non pas mélangées.
Après un engouement pour le marketing international où la cuisine exotique avec l’apparition des mets chinois, thaïlandais, japonais, mexicains en rayon, signes de la mondialisation des goûts ; le marketing pratique désormais également un ciblage plus fin au croisement de plusieurs catégories telles que le sushi cacher, la charcuterie halal, le couscous ou plat indien végétarien pour répondre à des injonctions alimentaires issues de communautés de consommateurs.
Dès lors rappelons ici que le dérapage est dans la perception d’altérité que constitueraient certaines traditions culinaires par rapport au « manger républicain », après le « vêtement républicain ».
Cette vision normative, clivante et caricaturant le réel apparaît comme contre-productive à la représentation française : « La France, une et indivisible ».
Les pratiques culturelles comme outil marketing
Néanmoins, le ministre occulte que le marketing n’est que le reflet de valeurs minoritaires ou instituées qui circulent dans la société, et qu’il n’est pas à l’origine de l’expression des identités. Les marques capturent les comportements et valeurs qui irriguent suffisamment de consommateurs pour adapter leurs offres.
Ce fut par exemple le cas de la marque Décathlon qui proposa « un hijab de running » pour les femmes voilées souhaitant le porter durant leurs pratiques sportives, ce qui avait suscité la polémique en France.
L’anthropologue Grant McCracken a proposé une analyse, avec son modèle de transfert de significations, qui résume la manière dont le sens circule entre les cultures, les biens/produits/marques et les consommateurs.
Ce processus comporte deux étapes centrées autour de la création de sens.
Créer du sens, l’objectif phare des marques
Les marques usent des médias (publicités, design, packaging, mode…) pour créer du sens autour des biens en transmettant des valeurs sociétales pertinentes pour leurs cibles.
Elles disposent aussi de biens et discours qu’elles portent aux consommateurs au travers de rituels explicités dans leurs communications. Par exemple, les pubs de Nike montrant des Femmes sportives héroïques portant le hidjab incitant à une normalisation de la pratique.
Le sens réside dans la culture, qui catégorise et différencie les gens comme appartenant à des groupes en fonction de leur classe sociale, de leur sexe, de leur l’âge, etc.
McCracken explique que l’appartenance à un groupe est fluide et non pas fixe, ce qui oblige les experts en marketing à scruter les changements sociétaux complexes pour adapter leurs stratégies. Les individus ne sont pas assignés à une identité ou à une communauté, leurs valeurs et pratiques évoluent, des végétariens ou pratiquants de telle religion vont intégrer de nouvelles pratiques, et induire des innovations marketing.
La catégorie « charcuterie halal » ou steak « vegetarien » en rayon de supermarché est par exemple intéressante dans sa proximité de codes visuels de produits, packagings avec le reste du rayon de charcuterie si bien que cela interroge sur le fond de séparatisme versus intégration.
Une polémique qui vise également les cuisines exotiques et le terroir ?
Ces tendances accompagnent aussi l’agacement de certains consommateurs qui dénonce une « standardisation des goûts », ou le risque de MacDonaldization du monde comme l’écrit le sociologue américain George Ritzer.
En effet, le mouvement de globalisation a généré une résistance et un déploiement de l’offre locale.
Ainsi, un supermarché regorge à la fois de mets célébrant des traditions étrangères et des rayons où l’on y flatte le terroir, faisant appel aux identités et goûts complexes des consommateurs. Il ne semble pas que le ministre ciblait ces offres « communautaires » dans son propos alors qu’ils procèdent pourtant d’une même logique marchande.
Darmanin et le couscous « français »
Dès lors, nombre d’internautes ont tourné en dérision le propos du ministre prenant l’exemple de l’achat de pâtes comme communautaire ou les références excessives à l’identité bretonne dans le packaging des crêpes ou autres beurres salés.
Que faire également des préférences « bien françaises » pour certains plats relevant d’un processus historique, multiculturel et identitaire complexe comme le couscous ?
Dans nos travaux nous avions montré que ce plat est classé comme l’un des préférés des Français, bien souvent juste après la blanquette de veau. Or en France, on consomme du couscous pour des raisons et selon des modalités variées, à la fois chez les Maghrébins et les non-Maghrébins. Un phénomène qui met à mal les propos réducteurs du ministre.
Donner le choix
Pour les marques, l’enjeu est surtout de donner le choix aux consommateurs, celui de rester dans un cadre de références culturelles ou religieuses connues ou d’en sortir. On peut acheter des produits halal ou kasher parce qu’on les trouve bons, ou parce qu’on est pratiquant, sans verser dans un séparatisme absolu comme le sous-entendent certains, dont le ministre.
Le rôle du politique face au marketing, c’est l’éducation à l’appréciation de la variété culturelle comme constitutive de la richesse commune nationale et la capacité de naviguer avec sérénité dans différents registres culinaires et culturels.
Il est donc plus opportun de questionner le rôle et la faiblesse des récits politiques face à ceux du marché plutôt que de demander aux opérateurs économiques de réformer leurs pratiques.