« Tough Mudder » est une course à obstacles d’une distance d’environ 15 kilomètres, avec un parcours inspiré de l’entraînement des forces spéciales britanniques (c’est aussi le nom de la société qui organise ce type d’événements, NDLR). Totalisant 25 obstacles, elle se décrit elle-même comme « l’événement probablement le plus difficile au monde ». Cette course met non seulement l’endurance à rude épreuve, mais aussi la force du mental et la résistance à la douleur : il faut, au cours des trois heures de course, plonger dans un bain de glace, escalader des murs de 4 mètres de haut, traverser un cours d’eau à l’aide d’une corde suspendue dans les airs, ramper dans des tunnels remplis de boue ou d’eau, transporter des troncs et même échapper à des décharges électriques dont certaines délivrent jusqu’à 10 000 volts ! Le tout pour plus de 100 euros d’inscription.
Et ça marche.
Créée en 2010, Tough Mudder attire aujourd’hui plus de 3 millions de participants – des « mudders » – de par le monde. Quelques sportifs endurcis, mais surtout des cadres et des employés passant de longues journées face à leurs ordinateurs dans des bureaux climatisés. Son cœur de cible ? Les auditeurs financiers qui jonglent toute la journée avec les colonnes et les lignes de leurs tableurs Excel.
Les antidouleurs dominent le classement des ventes de médicaments en France : le paracétamol et d’autres antalgiques tels que l’ibuprofène, la codéine et le tramadol forment le quatuor de tête de ce palmarès. Dans le même temps, les individus appartenant aux classes relativement aisées paient pour souffrir. Pour essayer de comprendre ce paradoxe, nous avons étudié et observé pendant trois ans la course Tough Mudder. Tout au long de ce travail ethnographique, nous avons cherché à comprendre ce qu’elle apportait de particulier par rapport à toutes les offres d’expériences extrêmes déjà existantes. Comment s’explique un succès si rapide et si important ?
Une échappée à soi-même
La course Tough Mudder est une activité de loisir extrême couplée, pour les urbains, à une échappée dans la nature et les grands espaces. Sans oublier la boue qui joue un rôle régressif : s’y vautrer combine la nostalgie de la petite enfance et rappelle à certains les fameuses glissades dans la gadoue du festival hippie de Woodstock. Tough Mudder est surtout un défi que les individus doivent surmonter en équipe. Cet exercice de camaraderie permet aux participants de ressentir le sentiment de partage et de confiance réciproque qu’ils disent ne plus ressentir au quotidien (lire aussi la chronique : « Ce que le sport de haut niveau nous apprend sur le collectif »). C’est donc un « monde merveilleux » où tout le monde s’entraide que propose Tough Mudder à nos contemporains. Et, en cela, il apporte déjà beaucoup. Mais ce n’est pas assez pour expliquer son succès. D’autres expériences apportent le même sentiment tribal et la même communion des corps, même si la boue en magnifie le côté tactile dans le cas de Tough Mudder.
L’explication du succès de cette course se trouve dans l’évolution du monde du travail. Notre recherche ethnographique dévoile que beaucoup de participants vivent un quotidien au bureau fait de tensions, de faux-semblants et d’ennui. Et surtout, ils passent le plus clair de leurs journées sans ressentir leur corps. Avec ce genre de course, ils laissent leurs corps reprendre le dessus tout en lui infligeant des douleurs inhabituelles qui annihilent toute forme de pensée. La douleur que ressentent les participants durant ces épreuves ébranle leur corps et leur esprit et provoque une échappée de soi-même. Cette dernière concerne des individus placés dans des situations professionnelles (cadres, responsables, infirmières, etc.) qui font peser sur eux une pression quotidienne, liée à la quête de résultats et de reconnaissance. Tough Mudder apporte des épisodes d’oubli de soi, de disparition à soi-même, et surtout d’oubli de l’impératif d’être soi.
Un refus de s’individualiser
Ces nouvelles manières de se déprendre de soi ouvrent sur ce que le sociologue David Le Breton appelle la « blancheur », un état d’absence à soi plus ou moins prononcé. La blancheur, c’est l’effacement face à l’obligation de s’individualiser, un degré a minima de la conscience, un « laisser-tomber » pour échapper à ce qui est devenu trop encombrant. Condition première d’existence au monde, le corps est partie prenante de la blancheur. Il dégénère sous différentes formes comme on le voit dans la course Tough Mudder : souillé de boue, balloté, gelé, électrisé. Cet état de blancheur touche les hommes ou les femmes ordinaires arrivant au bout de leurs ressources pour continuer à assumer leur personnage. La contrainte de répondre sans cesse à des responsabilités, qu’elles soient familiales ou professionnelles, pèse de plus en plus. Il faut être performant, réussir et s’exposer sur les réseaux sociaux.
L’échappée à soi-même est ainsi devenue un trait notable de nos sociétés et un besoin à satisfaire par le marketing. La redécouverte de la douleur avec tout ce qu’elle a d’archaïque et d’anachronique dans une société surconsommatrice de médicaments est à mettre en lien avec l’envie d’échapper à soi-même. Dans une société qui, depuis plus de soixante-dix ans, n’a pas connu de guerre, nombre d’individus ont perdu le rapport qui liait leurs ancêtres à la douleur, à la violence et à la famine. Pour ces générations qui ont moins souffert, statistiquement parlant, que les précédentes, la douleur infligée devient un vecteur d’échappée. Dans une approche avoisinant clairement le masochisme, nos contemporains recherchent la douleur qui va provoquer à la fois la blancheur et un sentiment personnel de régénération. Ressentir une vive douleur, c’est entreprendre un court voyage invisible par lequel un individu peut se libérer des contraintes identitaires qui pèsent sur lui.
Une douleur qui a un prix
Les cadres occidentaux recherchent volontairement la douleur. S’infliger une souffrance qui conduit à la blancheur est une conduite délibérée de plus en plus répandue, non seulement dans les courses à obstacles de type Tough Mudder, mais aussi dans des sports de combat tels que le MMA (Mixed Martial Arts) et les trails ou courses à pied dans la nature telles que la Diagonale des Fous, à la Réunion (course de 164 kilomètres comprenant notamment l’ascension du Piton de la Fournaise, NDLR). Et cette douleur est le plus souvent à replacer dans un cadre de consommation, compte tenu des sommes déboursées pour réaliser ces échappées à soi-même.
S’infliger une douleur se fait maintenant en consommant une expérience prépackagée et mise sur le marché. En plus d’un droit d’entrée élevé, faire un Tough Mudder implique des dépenses de préparation dans des salles de sport spécialisées et des frais de voyage et d’hébergement dans des lieux isolés. Des sommes que nombre de travailleurs manuels ne sont pas prêts à débourser pour ressentir une souffrance qu’ils vivent parfois au quotidien. Même chose pour les individus vivant sur des théâtres de guerre. Douleur et blancheur sont des vecteurs d’échappée pour une partie seulement de la population mondiale et dessinent ainsi de nouveaux modes de consommation existentielle en Occident.
Pour tous ceux qui ont cru que la base du marketing contemporain était de créer des expériences marquantes générant du plaisir pour les consommateurs, le cas Tough Mudder ouvre une nouvelle voie de travail : l’expérience douloureuse. La cible : le « cognitariat », ce nouveau prolétariat fait de travailleurs de la connaissance qui vit quotidiennement le stress et l’ennui.
Le contexte : la camaraderie intense mis en place le temps de l’expérience.
Le moyen : la confrontation à une douleur inimaginable.
Déjà, les programmes d’entraînement musculaire de forte intensité de la marque CrossFit envahissent nos villes en prônant le dépassement des limites par la confrontation à la souffrance.