Pour les marques, Black Lives Matter… vraiment ?

Marketing & nouvelle consommation

publication du 18/12/2020

Face à la pression de la société civile aux États-Unis, plusieurs grands groupes ont apporté leur soutien au mouvement « Black Lives Matter ». Des entreprises comme L’Oréal, Mars ou Unilever ont annoncé une refonte de leur image et de certains de leurs produits pour mieux correspondre à l’attente des « consomm’acteurs ».

Pourtant, ce phénomène est parfois perçu comme du marketing opportuniste afin de gagner la cause de leurs consommateurs, plutôt qu’un véritable engagement social.

Aunt Jemima, Uncle Ben’s : ces marques qui diffusent des stéréotypes racistes

Prenons quelques exemples nord-américains.

Début juin, le groupe Quaker Foods, qui détient la marque de produits pour le petit déjeuner, Aunt Jemima (Tante Jemima), a décidé de retirer l’image de « mammy » (caricature de la nourrice noire) qui a inspiré son célèbre logo depuis 1989. Cette image reposait sur le récit de ces femmes esclaves noires représentées comme heureuses de leur condition et ravies de servir leurs propriétaires blancs. Ce nouveau logo devrait être présenté au public en septembre 2020.

Mi-juin, la multinationale Mars qui détient la marque emblématique de riz Uncle Ben’s a déclaré :

Alors que nous écoutons les voix des consommateurs, en particulier dans la communauté noire, et les voix de nos associés dans le monde entier, nous reconnaissons que le moment est venu de faire évoluer la marque Uncle Ben’s, y compris son identité visuelle, ce que nous ferons. 

La Multinationale Mars

Mais la marque n’en dit pas plus sur le concept de ce prétendu « refashioning » (refonte). L’important semble être de se positionner du bon côté de la cause antiraciste, portée par leurs consommateurs.

L’exemple du groupe L’Oréal

Lors du mouvement mondial « Black Lives Matter », les crèmes « blanchissantes » ou « claires », du groupe L’Oréal ont à nouveau suscité la polémique. Ces crèmes diffusent en effet l’idée que les peaux blanches sont belles et propres. Ce marché, qui pesait 4,8 milliards de dollars en 2017, devrait atteindre 8,9 milliards de dollars d’ici 2027.

Pourtant, ces produits de « dépigmentation » sont illégaux dans plusieurs pays car ils contribuent au culte de la peau blanche. Le groupe a alors déclaré bannir tous ces termes aux connotations racistes.

Les mouvements sociaux sont de plus en plus des « e-mouvements » où les réseaux sociaux deviennent le terrain d’affrontement entre les marques et leurs détracteurs. Beaucoup d’internautes ont ainsi jugé l’initiative du groupe L’Oréal comme un manque de sincérité de la part de la marque. Sur Twitter, le slogan #boycottloreal est né en réaction à cette décision.

Comment comprendre ce phénomène de rejet lorsque des marques tentent d’épouser les causes sociales, notamment antiracistes ?

Marques activistes

« Le brand activism » (activisme de marque) consiste pour une entreprise, à donner son opinion ou militer pour une cause, en dehors de son cœur de compétences traditionnel.

Par exemple, certaines entreprises disent agir pour le climat en limitant leur empreinte carbone, imposer la parité en entreprise ou encore proposer des conférences sur la diversité ou les discriminations raciales.

Cet exercice devient alors une figure imposée du marketing au-delà des initiatives de Responsabilité sociale des entreprises (RSE). C’est-à-dire l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales.

Pour influencer le processus d’achat et créer de la fidélité, les marques essaient de s’éloigner d’un « marketing traditionnel », qui se base autour du produit ou service, et se rapprochent d’un « marketing activiste » autour de causes et convictions partagées par les consommateurs.

À titre d’exemple, lorsque les marques pratiquent le « green-washing » et « verdissent » leur communication pour épouser la cause environnementale, les consommateurs y voient un marketing opportuniste qui devient contre-productif.

Nous l’avions montré via l’analyse du discours de marques post-Grenelle de l’environnement. Les marques avaient alors utilisé les codes couleur et les stéréotypes de la cause environnementale, sans pour autant s’investir dans la notion de développement durable. Elles ont simplement communiqué en surface sans entrer en profondeur dans une réforme des représentations de la cause durable.

L’exigence d’engagement sociétal des marques s’est intensifiée, comme le montre l’étude Edelman Earned Brand de 2018. Elle révèle que dans 36 pays :

Près des 2/3 (64 %) des consommateurs achètent désormais des marques en fonction de leurs valeurs (+13 points par rapport à 2017). Ces acheteurs motivés par leurs croyances éliront, changeront, éviteront une marque en fonction de sa position sur les questions politiques ou sociales qui les intéressent.

Etude Edelman Earned Brand

Dès lors, pour les managers des marques, nous entrons dans l’ère où l’activisme de marque devient vecteur de profitabilité.

Un exercice périlleux

Au-delà des bonnes intentions, l’exercice du marketing militant ou du « brand activism » reste périlleux.

Il est difficile d’incorporer des problématiques sociétales complexes au sein de discours de marques qui n’ont pas de légitimité à le faire ni compétences sociologiques fines dédiées. Le cas du « bad buzz » #boycottloreal, nous fait entrevoir les risques d’actions contre-productives ou d’externalités négatives, lorsque les marques s’engagent dans des discours sociétaux de manière réactive.

Notre récente étude sur les enjeux de diversité et d’injustices sociale liés au genre, à la race, l’ethnicité, la religion, l’âge, les handicaps, et les niveaux socio-économiques de marques, comme Google, Facebook ou Starbucks aux États-Unis nous enseigne plusieurs points.

Les marques admettent explicitement que leur réputation dépend de leur capacité à être plus inclusives : les consommateurs souhaitent voir cette dimension reflétée dans leurs actions.

Les marques sont souvent en position de réaction plutôt que de proaction sur ces sujets d’injustice sociale. À titre d’exemple, en mai 2018, ce sont les consommateurs de Starbucks qui ont filmé et « viralisé » l’appel à la police et l’arrestation de clients afro-américains souhaitant utiliser les toilettes avant de consommer. Craignant un risque pour son image, la marque a fermé 8000 points de vente aux États-Unis et a annoncé consacrer une journée à la formation de ses employés aux enjeux de diversité.

Cette initiative, qui relève du « quick fix » (solution de facilité), impressionne en matière d’image mais ne va pas assez en profondeur. Le racisme systémique est un processus de longue haleine et ne se combat pas avec des solutions rapides ou faciles.

La controverse que subit actuellement le groupe L’Oréal est de même nature. Les mesures superficielles de censure de termes tels que « éclaircissant », sont jugées par les consommateurs comme de simples effets de langage face à une cause majeure. C’est donc plus une simplification du réel plutôt qu’un engagement à déconstruire les représentations de la beauté, souvent non inclusives et de facto discriminantes y compris non intentionnellement.

Chez Facebook, nous avions montré qu’en février 2016, lorsque les employés avaient écrit sur le mur Facebook au sein de l’entreprise le slogan #blacklivesmatter, il fut barré par des employés pour être remplacé par le slogan #alllivesmatter. Mark Zuckerberg avait qualifié à l’époque ces actions comme « décevantes » et avait demandé à ces employés d’assister à des conférences pour comprendre le mouvement « Black Lives Matter ».

Ces cas montrent l’écart entre les attentes des consommateurs et la réponse parfois tardive des marques, qui semblent se préoccuper plus de l’impact sur leur image que du mouvement social dans sa complexité.

La grande illusion du « woke washing »

Mais ces formations à la diversité ne sont-elles pas vouées à l’échec ?

Prenons l’exemple de Google. Les chiffres montrent que sur plus de 75 % d’employés concernés et près de 265 millions de dollars dépensés entre 2014 et 2016 pour ces formations, le nombre d’employés d’origine latino-américaine, afro-américaine ou de femmes dans des postes à responsabilité reste faible.

Pourtant, au travers de ces formations, elles se positionnent comme des marques inspirantes qui donnent l’illusion d’une « bonne image ». Ces marques n’hésitent pas à communiquer massivement sur le sujet sans prouver le succès de ces actions pour pallier le manque de diversité.

Ces initiatives en trompe-l’œil contribuent donc au scepticisme des consommateurs et peuvent induire un « diversity washing » ou « woke washing » (woke : conscientisation). On parle de « diversity washing » lorsque les marques ont commencé à s’approprier les discours idéologiques progressistes – notamment celui de la diversité – à des fins de positionnement marketing, sans s’engager à changer leurs pratiques en profondeur.

Nos travaux ont enfin montré une décrédibilisation des politiques de diversité en entreprise lorsque la composition de leurs conseils d’administration et gouvernance sont homogènes, suscitant alors un décalage entre leurs déclarations en matière de diversité et la réalité. À titre d’exemple, les internautes dénoncent le manque de diversité chez L’Oréal.

Ces marques qui se réapproprient ces questions de justice raciale aux États-Unis utilisent la même communication dans tous les pays où elles sont présentes, sans se soucier du contexte social, idéologique et historique de chaque nation. Pour pouvoir avoir un impact considérable sur les consommateurs, les marques font face à la difficulté de conjuguer subtilement universalisme et particularisme.

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