Dans le viseur, d’abord l’oligarchie financière, puis le pôle sécuritaire du clan Bouteflika, enfin Said Bouteflika, frère cadet et puissant conseiller du président démissionnaire qui aurait usurpé la fonction présidentielle depuis l’AVC d’Abdelaziz Bouteflika. Il est perçu comme le maillon de la collusion renforcée entre le monde des affaires, le monde politique et une partie de l’armée.
Les dérives du clan étaient devenues insupportables pour les citoyens dont le mot d’ordre est devenu « Yetnahaw ga3 » : « Ils dégagent tous ! ». Les concessions faites à la rue n’entament pas la mobilisation et font redoubler de vigilance malgré la satisfaction de voir écrouées des personnalités « wanted » sur les affiches les vendredis de contestation.
« Qui juge qui ? » ou la crainte d’un changement de façade
Les arrestations font craindre à certains un changement de façade qui serve in fineà reproduire le système plutôt qu’à le défaire. Il s’agirait là d’une diversion pour affaiblir le Hirak (mouvement populaire), alors que celui-ci rejette la transition actuelle. Derrière le « Qui juge qui ? » des banderoles se discutent la légalité et la légitimité des arrestations dans le contexte de transition politique actuel mené par des hommes qui en sont le produit.
Avec humour, une signature de ce mouvement, les Algériens notent : « Le feuilleton du ramadan arrive avant l’heure. » Ils lancent : « Sergent Garcia pendant 15 ans ne peut pas devenir Zorro en un jour », ou « Ni État militaire ni État mercenaire. On veut un État de droit. »
Ces slogans expriment la volonté de la société civile, véritable levier inattendu depuis le 22 février 2019, de tourner radicalement la page des manœuvres militaro-politico-financières pour installer au centre une démocratie debout, débarrassée du populisme, des limogeages spectaculaires et de la corruption. Des citoyens appellent à ne pas « dévier du sujet principal » : la transformation radicale de la gouvernance du pays.
Le défi du combat actuel en Algérie est de maintenir le pacifisme, de ne pas sombrer dans un populisme dégagiste, de trouver une issue à une situation politique bloquée, le tout à l’aune d’une crise économique programmée. Dans ce cadre, la société civile mature est en mouvement profond et en appelle chacun à s’investir pour faire aboutir une démocratie réelle
La corruption est endémique en Algérie et se pratique à tous les niveaux au point d’être en quelque sorte normalisée. Les citoyens s’en saisissent aujourd’hui comme des consommateurs acteurs : ils expriment des velléités claires de boycotter les entreprises jugées corrompues, de boycotter les commerçants qui augmentent les prix pendant le ramadan. Ils incarnent le désir de changement dans le réel.
« Ils dégagent tous » et « On s’éduque tous »
En parallèle, à partir du slogan dégagiste « Yetnahaw Ga3 » (« ils dégagent tous ! ») émerge le « Netrabaw Ga3 » (« On s’éduque tous »), et le logo : « sinon c’est comme si on n’avait rien fait ». C’est un sursaut collectif réflexif remarquable et fortement mobilisateur sur des questions aussi diverses que les passe-droits (Ma3rifa), le gaspillage, le respect des règles.
Depuis le début du mouvement une thématique est constante : celle du nettoyage comme un figure littérale et métaphorique du renouveau et la fin de la corruption. Une catharsis pour ne pas s’enfermer dans l’immobilisme, comme au temps de la décennie noire figé par « le Qui tue Qui », lequel répond au « Qui juge qui ».
Au-delà du désormais célèbre « Trashtag challenge » inventé par un Algérien, partout nettoyer, embellir, faire fleurir vient en écho au slogan : « Ils voulaient nous enterrer, nous avons fleuri ».
Un espace public réformateur en ébullition
Le pays vit une révolution culturelle, l’espace public est en ébullition. Les réformateurs sur le plan politique et sociétal se positionnent pour discuter de tous les tabous sociaux de la corruption à la nécessaire inclusion des jeunes, et des femmes dans les cercles de décision pour une Algérie juste et moderne.
Les comités se forment partout dans un pays qui compte 1,7 million d’étudiants (dont une grande majorité de femmes) à l’avant-poste avec d’importantes corporations (avocats, médecins, journalistes).
Notons, par exemple, la campagne vidéo « Je suis un jeune conscient » du media Wesh Derna (« que fait-on ? »). Amine Smati, journaliste, propose la création d’un haut conseil de justice qui serait élu pour garantir l’indépendance de la justice et mettre fin à la corruption dans le domaine du droit.
Pour l’instant, une issue politique peine encore à émerger. La société civile veut faire triompher « la primauté du civil sur le militaire » sans sombrer dans le chaos institutionnel. À l’aune de la crise, le volet économique manque cruellement alors qu’il conditionne la réussite du saut démocratique.
Des leaders économiques absents du débat démocratique
La plus large organisation patronale – le Forum des chefs d’entreprises – est discréditée. Son ancien président Ali Haddad est en prison. L’organisation et son dirigeant avaient fait l’objet de contestations de la part de membres influents qui ont quitté et dénoncé ses pratiques, avant la démission de certains grands patrons décriés pour leur soutien tardif au mouvement.
À l’heure où le carnet de commandes stagne, où des réformes majeures attendent une économie dépendante des hydrocarbures, de rares dirigeants s’aventurent à proposer des réorientations économiques pour sauver la croissance, les emplois, anticiper le changement économique. Le leader des énergies renouvelables, Mourad Louadah, propose ainsi une réorientation des subventions vers l’appareil de production plutôt que vers la consommation.
Les entrepreneurs sont paralysés par l’amalgame fait avec la corruption endémique et structurelle qui sévit dans le pays depuis des décennies. Les arrestations spectaculaires agitent un discours centré sur « tous pourris » confondant créateurs de richesse et usurpateurs, et alimentant la crainte de l’injustice d’une potentielle chasse aux sorcières.
Au-delà des déclarations de soutien au Hirak, des contributions sont attendues de toutes les forces vives de la nation algérienne. À l’instar des autres corporations, les entrepreneurs anonymes doivent s’organiser en commission, interroger leurs pratiques professionnelles, discuter d’un code d’éthique des affaires – un « Netrabaw ga3 business » ? ou « On s’éduque tous business ? » –, proposer des réformes économiques pour « muscler » les projets politiques qui émergeront de ce mouvement.
Lutter contre une corruption endémique, massive, normalisée, les Algériens le savent requiert un effort de tous au long cours. Une opération éclair « mains propres » ne saurait s’y substituer pour installer une démocratie durable dans la Sylmia (la paix). Comme l’indique l’affiche détournée « Enerdjazair » (EnerAlgérie), en plein Ramadan, la mobilisation ne faiblit pas malgré la chute de figures du clan Bouteflika. Pour une Révolution pacifique qui dure longtemps… Très longtemps.