Cet article a été co-écrit avec Delphine Godefroit-Winkel, Professeure associée de marketing, TBS Education
Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres… Comment peut appliquer cet adage bien connu dans le champ de la consommation ? La liberté se définit communément par les deux conditions suivantes. Premièrement, l’individu doit avoir la capacité de choisir une option parmi un éventail d’alternatives. Deuxièmement, l’individu doit être la source ultime de son choix et de sa volonté. Dans cette conception, la liberté est donc essentiellement centrée sur l’autonomie de l’individu.
Mais, cette conception de la liberté est-elle suffisante ? Selon le philosophe politique Isaiah Berlin (1969), cette vision de la liberté ne reflèterait qu’une des deux facettes de la liberté. Pour Isaiah Berlin la liberté s’exprime sous deux formes : une liberté positive (the freedom to) et une liberté négative (the freedom from). Dans sa forme positive, l’individu libre est un individu autonome, ayant le pouvoir de contrôler sa vie. Il a la capacité de faire un choix parmi une multitude d’options.
Dans sa forme négative, la liberté renvoie à l’évitement de contraintes qui émanent principalement du comportement des individus qui nous entourent. Par exemple, une foule d’acheteurs au moment des soldes peut contraindre notre liberté de mouvement. Des employés trop pressants peuvent entraver notre liberté de choisir. Il y aurait donc une dimension sociale à la liberté. Et l’adage semble signifier : « s’il n’y avait pas les autres, je serais plus libre ».
La liberté, un phénomène profondément social
Prendre en considération les autres est essentiel. En 1973, le philosophe Ivan Illich notait que la liberté s’exprime dans le tissu social. Faisant écho aux idées de Jean-Jacques Rousseau (1754), il rappelait que la liberté d’un individu s’exerce dans les limites définies par les libertés individuelles des autres membres de la société. Pour Illich, la liberté est interdépendante, et chaque membre d’une société a le pouvoir de limiter ou de contraindre les libertés des autres membres de la société. Ma liberté s’arrêterait là où commence celle des autres…
Pourtant, les autres ne sont pas seulement source de contraintes. C’est du moins ce que suggèrent des travaux menés sur les « shoppeurs ».
Notre dernière étude menée au Maroc dévoile six rôles essentiels joués par les autres pour que nous puissions jouir de notre liberté. Nous montrons que des membres de la famille, des amis ou des acteurs du marché (tels les employés de magasin) favorisent la liberté du consommateur. Ils sont présentateur, protecteur, catalyseur, facilitateur, supporter, et/ou témoin de liberté.
Chacun de ces rôles est essentiel pour que nous puissions éprouver une liberté de consommation :
le présentateur amène le consommateur dans un nouvel espace de consommation. Ce présentateur peut être une mère qui amène son enfant pour la première fois dans un nouveau magasin de jouets et qui le laisse déambuler dans les rayons ;
- Le protecteur établit des règles de sécurité. Ce peut être un père faisant attention à ce que son enfant ne se blesse pas pendant ses courses ;
- Le catalyseur permet au consommateur de développer ses propres tactiques d’achat. Il s’agira par exemple de l’employé qui fera son possible pour trouver un produit demandé par un/e client/e, ou qui ouvrira une caisse supplémentaire pour faire passer une cliente pressée ;
- Le facilitateur facilite le processus de décision d’achat ou de consommation. Un facilitateur aidera par exemple à calculer le montant des courses, il/elle prodiguera des conseils sur certains produits.
- Le supporter aide le consommateur à se faire plaisir en faisant des courses et il/elle l’aide à ne pas éprouver de culpabilité. Le supporter peut être une amie ou une sœur qui confortera l’acheteuse et l’aidera à ne pas éprouver de culpabilité lors de certains achats, comme celui d’une crème de beauté jugée non essentielle dans le budget familial ;
- Enfin, le témoin est un acteur essentiel pour que la liberté soit pleinement éprouvée. Ce sera par exemple un parent qui voit son enfant adolescent acheter et manger une glace avant un repas alors que cela lui est formellement interdit. L’adolescent qui mange sa glace devant ses parents, bravant l’interdit, exprime sa prise de liberté. Il désire être vu, et il cherche à rendre publique sa prise de liberté.
Les autres permettent de jouir de liberté
Des études menées dans d’autres pays et époques ont démontré combien le rôle des autres est essentiel dans la liberté. Notre recherche s’inscrit dans le prolongement de ces travaux. Dans son ouvrage Shopping for Pleasure, l’historienne américaine Erika Rappaport examine comment les femmes londoniennes du XIXe siècle trouvèrent dans les nouveaux grands magasins du London West End, des espaces où elles pouvaient se libérer des contraintes sociales qui les emprisonnaient. À cette époque, les normes sociales de la société imposaient aux femmes de se cantonner dans leurs quartiers, voire de ne pas s’éloigner de chez elles sans chaperon. Les femmes étaient fortement contraintes par leurs tâches domestiques et familiales, et passaient donc la majorité de leur temps au sein de leurs maisons.
Erika Rappaport décrit ainsi la naissance d’une nouvelle culture grâce à l’apparition des grands magasins, où les femmes pouvaient faire l’expérience de nouvelles formes de liberté. Alors qu’elles étaient contraintes dans le commerce traditionnel à acheter ce que le gérant de magasin avait à offrir, les acheteuses de grands magasins se trouvaient soudainement encouragées à exprimer leurs envies. Les vendeurs, principalement des hommes formés à servir une clientèle féminine, les encourageaient à exprimer leurs choix, autrement dit à faire l’expérience de la liberté de choix.
Plus tard aux États-Unis, les contraintes sociales qui s’exercent sur la femme contemporaine américaine demeurent en lien étroit avec leur place au sein de la famille. Elles sont face à un double devoir : occuper un emploi rémunéré en dehors de leur maison tout en continuant à assurer la majorité des tâches domestiques. En 1990, une étude montrait combien les femmes américaines luttaient pour exprimer leurs libertés de choisir pendant leurs courses en supermarché. Elles peuvent néanmoins compter sur l’aide de leurs meilleures amies, qui les conseillent et les soutiennent dans leur choix, et les libèrent ainsi d’émotions négatives telles que la culpabilité ou la peur de faire un mauvais choix. Au travers des courses ménagères, les femmes contemporaines américaines épousent leur rôle traditionnel de mère nourricière, et sont soumises à des attentes sociales quant au budget dépensé et à la qualité des produits achetés. Pour ces femmes, les courses, qui étaient à l’origine un plaisir, deviennent rapidement une corvée.
Limiter les méfaits de la consommation
Les résultats de ces études rappellent combien l’expression de la liberté de consommation dépend du contexte social. Les manifestations de la liberté sont étroitement liées aux croyances et valeurs du groupe social concerné.
Le marché et ses nouveaux espaces de consommation représenteraient donc de nouveaux espaces propices au développement de formes de liberté. Par cette liberté, les femmes développent leurs préférences, un sens du goût et de l’esthétique. Elles se forgent de nouvelles identités. Ainsi, ces femmes, mais aussi les hommes, et leurs familles, façonnent et adaptent les traditions au travers des opportunités offertes par le marché.
Pourtant, la culture de consommation guette. Des activistes dénoncent à juste titre les méfaits de l’arrivée de ces nouveaux espaces de consommation. Les nouvelles formes de commerce peuvent contribuer à l’avancée du matérialisme, et au développement du chacun pour soi, et la transformation de la famille.
Il paraît donc essentiel de donner aux prochaines générations les compétences nécessaires pour profiter des bienfaits de la consommation, tout en limitant ses méfaits. Les enseignants et chercheurs peuvent aider à l’acquisition et au développement de ces compétences, et à la compréhension de ces effets sur la société et ses traditions. En formant et informant les managers et consommateurs de demain, ils contribuent ainsi à leur tour à la construction de la liberté et au développement du bien-être dans nos familles et sociétés.