Faire participer les salariés à la gouvernance de l’entreprise : idées reçues et perspectives

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publication du 26/03/2018

Un débat de fond est ouvert en France sur la contribution de l’entreprise à l’intérêt général à travers le projet de loi PACTE et les conclusions de la mission intergouvernementale confiée à Jean‑Dominique Sénard et Nicole Notat. Ces initiatives concourent à reconsidérer la place que pourraient occuper les salariés dans la gouvernance des entreprises. Il est en effet proposé d’augmenter le nombre d’administrateurs « représentants » les salariés au sein des conseils d’administration.

Retour sur trois idées reçues concernant l’implication des salariés dans la gouvernance de l’entreprise, ainsi que sur les apports potentiels de leur présence accrue.

La participation des salariés équilibre le rapport capital/travail

Pour certains, la participation des salariés au sein des conseils d’administration permettrait d’équilibrer les rapports entre les apporteurs de capitaux financiers (les actionnaires) et les apporteurs de capitaux humains (les salariés). Le développement de la gouvernance actionnariale, qui tend à favoriser les intérêts des actionnaires, pourrait ainsi être contrebalancé par l’arrivée d’administrateurs représentants les salariés. Certaines propositions comme celle de la Fondation Jean Jaurès ou la proposition de loi portée par les députés de la Nouvelle Gauchevont même jusqu’à proposer une parité entre les administrateurs nommés par les actionnaires et les administrateurs nommés par les salariés afin d’assurer un équilibre strict entre capital et travail.

Cette lecture n’est pas la bonne, car les administrateurs désignés par les actionnaires ou les administrateurs nommés par les salariés ne sont pas les représentants d’une catégorie de parties prenantes mais des agents fiduciaires devant se préoccuper du développement de l’entreprise. Dans la stricte logique du droit, les administrateurs ont des devoirs envers l’entreprise et ne représentent en aucun cas de simples intérêts catégoriels. À l’image des députés, qui sont élus sur une circonscription mais qui représentent la nation et non les intérêts d’un territoire, les administrateurs nommés par les actionnaires ou par les salariés défendent l’intérêt de l’entreprise et la pérennité de son action. Ils ont un jugement libre et les appréciations qu’ils portent sont avant tout destinées à bénéficier à l’entreprise et à son projet stratégique.

Il est donc erroné de penser que les administrateurs nommés par les salariés pourraient constituer à eux seuls un moyen de rééquilibrage entre le capital et le travail. Les administrateurs nommés par les salariés défendent avant tout les intérêts de l’entreprise et ils sont régulièrement amenés à prendre des décisions difficiles sur le plan social afin d’assurer sa pérennité. Comme le souligne Michel Albouy, il convient donc de rester modeste sur le véritable impact que peuvent avoir les administrateurs salariés sur le rééquilibrage capital/travail.

La participation des salariés améliore le dialogue social

La participation des salariés à la gouvernance est parfois envisagée comme un moyen et un canal supplémentaire pour renforcer le dialogue social dans l’entreprise. Ici aussi, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît, car, à nouveau, désigner des administrateurs salariés ne revient pas à désigner des représentants des salariés au sein des conseils d’administration. Les rôles des administrateurs élus par les salariés et les rôles des syndicats et des représentants du personnel ne doivent pas être confondus : les uns défendent l’entreprise, les autres les salariés (emploi, rémunération, formation, conditions de travail).

La participation des salariés à la gouvernance peut ainsi entraîner des confusions dans la conduite et l’animation du dialogue social si elle n’est pas prise pour ce qu’elle est. Certains syndicalistes ne s’y sont pas trompés et émettent d’importantes réserves sur l’augmentation de la participation des salariés à la gouvernance. Ils voient en effet dans ce phénomène un risque de fragilisation de l’action syndicale qu’ils mènent pour défendre les intérêts des salariés. Lesquels, effectivement, ne doivent jamais être confondus avec ceux de l’entreprise.

Dans un contexte de profondes transformations du dialogue social suite aux ordonnances de la loi travail et la création du comité social et économique, il est important de bien distinguer les rôles et contributions que pourront avoir les administrateurs nommés par les salariés par rapport aux représentants syndicaux. Il semble à ce titre inenvisageable que les administrateurs nommés par les salariés siègent au sein du comité social et économique car c’est bien au niveau de cette nouvelle instance que vont s’organiser les intérêts de la collectivité de travail. L’employeur et ses représentants n’ont, comme le souligne Jacques Barthélemy « rien à faire dans cette instance. »

Les syndicats qui sont favorables à la présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration devront trouver des équilibres parfois subtils entre la défense de l’intérêt de l’entreprise et la défense des intérêts des salariés. On peut se demander s’il est possible qu’une même centrale syndicale puisse soutenir fermement deux logiques parfois profondément contradictoires…

La participation améliore la performance durable de l’entreprise

Faire participer les salariés à la gouvernance est parfois envisagé comme un élément de motivation et donc d’amélioration de la performance de l’entreprise. La présence d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration entraînerait une motivation et une implication plus grande qui rejailliraient sur la performance de l’entreprise. Un peu comme les ouvrières de la Western Electric Company qui, se sentant observées par le psychologue Elton Mayo, décuplaient leur investissement au travail…

Ici aussi la situation est un peu plus complexes car des alliances habiles et des jeux politiques peuvent conduire à enraciner des dirigeants peu compétents au détriment du développement de l’entreprise. Ce noyautage des conseils d’administration par des dirigeants politiquement habiles peut, in fine, rejaillir négativement sur la performance de la société. Les travaux que nous avons menés dans le cadre de la Chaire Alter-Gouvernance montrent que la participation des salariés à la gouvernance de l’entreprise améliore la performance de l’entreprise jusqu’à un certain point. Il existe des effets de seuils dans le phénomène de participation des salariés qui peuvent conduire à des contre-performances.

Le récent scandale Volkswagen sur la manipulation des performances environnementales des véhicules montre cruellement les difficultés que rencontrent les administrateurs salariés pour contester certaines orientations stratégiques. Dans le cas présent, ils n’ont pu empêcher la fraude de s’institutionnaliser. Les administrateurs nommés par les salariés ne peuvent, seuls, orienter l’entreprise vers une performance durable face à des dirigeants hyperpuissants et enracinés. Ils subissent alors, comme les autres administrateurs, l’hubris des dirigeants, obnubilés par la puissance et le développement de l’outil industriel dont ils ont la charge.

Compte tenu de ces éléments, faut-il promouvoir la participation des salariés à la gouvernance des entreprises ? Oui, essentiellement pour deux raisons.

Limiter l’influence des activistes

On a vu ces dernières années s’accroître l’activisme actionnarial, qui se traduit par des prises de participation par des actionnaires dans une logique purement financière. À partir d’une prise de participation souvent minoritaire, ces actionnaires activistes tentent d’influencer le comportement et la stratégie des dirigeants. C’est le cas par exemple de Nelson Peltz qui a pris des participations financières au sein de PepsiCo dans l’unique but de démanteler l’entreprise et de la fusionner avec une autre entreprise, Mondelez, dont il détenait également des parts. Ce démantèlement et ce rapprochement auraient augmenté considérablement la valeur boursière de l’entreprise. La plus-value ainsi réalisée aurait permis à Nelson Peltz de s’attaquer ensuite à de nouvelles cibles.

Si l’activisme actionnarial connaît en France des formes moins agressives que celles de Nelson Peltz, la présence des administrateurs salariés dans les conseils d’administration peut constituer un rempart contre ces projets de démantèlement des outils industriels à visée financière. Les dirigeants peuvent trouver en la présence des administrateurs nommés par les salariés des soutiens importants au sein des conseils d’administration pour rejeter ce type de propositions et défendre les intérêts de l’entreprise sur le long terme.

Recentrer les conseils d’administration

L’arrivée d’administrateurs élus par les salariés au sein des conseils d’administration peut également permettre de recentrer les discussions sur l’entreprise, son projet stratégique, les investissements de long terme et son apport au progrès social et environnemental. Cette arrivée permettrait alors de redonner leurs prérogatives aux conseils d’administration. La participation des salariés à la gouvernance pourrait en effet apporter des éclairages et des moyens nouveaux pour gérer l’actif clé de la performance des entreprises : le capital humain. Les administrateurs salariés pourraient aider les dirigeants à mieux prendre en compte et développer ce facteur majeur de compétitivité, d’innovation et de performance durable.

En définitive, développer la présence des administrateurs salariés au sein des conseils d’administration est une mesure qui doit être comprise pour ce qu’elle est. Il ne s’agit pas d’une initiative qui va transformer les rapports de force entre le capital et le travail dans les entreprises. En revanche, cette participation pourrait permettre aux conseils d’administration de mieux fonctionner. L’intérêt de l’entreprise pourrait être privilégié par rapport à ses parties prenantes, via la formulation et la mise en œuvre d’un projet stratégique durablement créateur de valeur.

Si demain, à travers les dispositions de la loi PACTE, la présence d’administrateurs nommés par les salariés devait augmenter, il semble indispensable de mieux former ces derniers et d’établir des processus de nomination qui ne fragiliseront pas le dialogue social. Car sans des compétences pointues et des processus de désignation clairs, la présence d’administrateurs nommés par les salariés pourrait s’avérer contre-productive aussi bien pour les entreprises que pour les salariés.

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