Pour protester contre les injustices sociales, les citoyens se sont ainsi emparés d’outils comme la « cancel culture », c’est-à-dire les campagnes controversées visant à délégitimer les propos d’une personne en s’appuyant sur d’autres de ses opinions jugées choquantes ou d’autres faits qui peuvent lui être reprochés, ou encore le boycott d’entreprise.
On se souvient par exemple du mouvement #Boycottloreal pendant l’été. Certains internautes jugeaient superficielle l’annonce de l’entreprise de cosmétiques de bannir le terme « blanchissant » de sa communication alors que son conseil d’administration était dans le même temps critiqué pour son manque de diversité. Cet épisode s’ajoute à la liste des mouvements qui ont visé les boycotts pour discriminations raciales ou sexuelles de grandes marques internationales comme Netflix, Balanciaga, ou encore Starbucks.
Des messages qui peinent à convaincre
Depuis fin novembre, c’est au tour de l’enseigne de grande distribution française Carrefour de se retrouver dans la tourmente au Brésil. À la veille de la très symbolique Journée nationale de la conscience noire, des vigiles d’un supermarché de Porto Alegre, dans le Sud du pays, ont battu à mort un homme noir de 40 ans, déclenchant des manifestations dans différentes villes. Pris d’assaut ou vandalisés, plusieurs points de vente du groupe ont dû fermer leurs portes.
Les médias nationaux ont remis en perspective le drame en rappelant les faits sombres de l’histoire du groupe au Brésil, comme les « actes de racisme quotidiens, le passage à tabac de personnes noires, les cas de torture et de viol supposés commis par des agents de sécurité, comparés à de véritables « milices » au service des Blancs… Comme l’a commenté l’avocat Thiago Amparo, figure de proue du mouvement antiraciste au Brésil, dans le quotidien Folha de Sao Paulo :
Quand nous entrons au supermarché, nous pénétrons dans une sphère où des policiers privés nous voient, nous les Noirs, comme des menaces.
En résumé, la couverture médiatique de cet événement projette, dans le contexte de Black Lives Matter, (Vidas negras importam ! au Brésil), qu’une entreprise blanche a assassiné un Brésilien noir.
Cet épisode traduit de nouveau l’importance pour les entreprises d’articuler leurs valeurs antidiscriminatoires et de les arrimer à des pratiques positives au quotidien. Sans cela, la mise en cause devient pressante et planétaire du fait des réseaux sociaux, leur réputation fortement endommagée, ce qui représente un coût dont elles évitent de supporter le risque via des campagnes et politiques de diversité qui peinent à convaincre.
Des incidents graves comme celui-ci constituent un facteur de détérioration profond du lien chèrement acquis entre consommateurs et marques qui se détournent vers des concurrents plus en conformité avec les valeurs et causes sociales progressistes.
Invisibilisation des mannequins noirs
Or, en matière de lutte contre les discriminations, on peut avancer que les marques tendent à envoyer des messages contradictoires. C’est notamment ce qu’il ressort de notre étude sémiotique (science des signes ou symboles) des publicités parues dans les magazines de mode au Brésil. Nous avions analysé précisément la représentation du corps féminin à l’intersection de la notion de prestige social en sélectionnant des magazines internationaux et locaux qui insèrent des marques globales et brésiliennes premium et luxe.
Souvent, les modèles étaient moins des métis que des brunes, dont le maquillage et un subtil travail sur la couleur de peau brune dorée relayaient l’exotisme. Ces corps représentés dans la forêt tropicale, ou selon un récit de « bikini à Rio de Janeiro », ne sont pour autant jamais vraiment foncés lorsque les marques ne sont pas d’entrée de gamme. A contrario, nous avions noté une survisibilité de phénotypes blonds nordiques !
Toutefois, nous avons noté une résistance à cette invisibilisation des corps noirs de quelques marques brésiliennes dans un registre que nous avons nommé « Creative Rebel ». Des designers militent au travers de la mode pour rendre visible et célébrer le corps noir comme beau et prestigieux notamment dans le contexte politique tendu vis-à-vis de la question raciale sous la présidence de Jair Bolsonaro.
En outre, l’actualité au Brésil laisserait penser qu’il s’agit là de discriminations uniquement opérées par des entreprises internationales ou codées comme blanches. Or, comme nous l’avons montré, les marques locales ne sont pas exemptes de pratiques discriminatoires.
Nécessaire aggiornamento
Le boycott de Carrefour, comme celui d’autres marques globales (Uncle Ben’s, etc.) dans différents pays à la suite au mouvement social Black Lives Matter, régénère donc la nécessité stratégique pour les marques de travailler leurs communications autant que leurs politiques de diversité en interne, sous peine d’essuyer un « bad buzz » important de la part de consommateurs très connectés (128 millions de personnes au Brésil).
Pour un réel impact du mouvement Vidas negras importam ! sur le racisme au Brésil, les citoyens doivent donc également dénoncer les pratiques de nombre de secteurs commerciaux où les personnes non blanches sont invisibilisées ou associées à un registre de classe inférieure.
Les marques constituent des plates-formes idéologiques qui reflètent l’évolution des discussions dans la société. Un aggiornamento des pratiques de marques globales et locale pourrait donc participer aux aspirations de traitement égalitaire au Brésil, comme ailleurs.