La guerre en Ukraine a mis en exergue la dépendance énergétique des pays de l’Union Européenne aux hydrocarbures russes : 48,4 % du gaz et 25,4 % du pétrole importés dans l’UE proviennent de la Fédération de Russie (Eurostat, 1er semestre 2021).
Toutefois, la hausse du prix du gaz et du pétrole et les incertitudes quant à l’approvisionnement de ces énergies se sont étendues aux matières premières alimentaires (céréales), ainsi qu’à certains métaux produits en Russie (aluminium, nickel, palladium).
Or, plus globalement, le conflit en Ukraine a surtout provoqué des perturbations d’approvisionnement sur les marchés internationaux des « matières premières critiques ».
Les matières premières critiques, un enjeu stratégique majeur de la dépendance énergétique
Les matières premières critiques sont des métaux ou des éléments chimiques pour lesquels un risque existe sur la chaîne d’approvisionnement, car leur extraction et leur production sont concentrées dans un petit nombre de pays.
En 2020, la Commission européenne dénombre 30 matières premières critiques, dont le lithium, le cobalt ou les terres rares.
Ces matières premières sont stratégiques, car indispensables au développement de nouvelles technologies dans le cadre des transitions énergétique et numérique, comme les batteries, les panneaux photovoltaïques ou les moteurs électriques.
Ainsi, les batteries des voitures électriques contiennent du cobalt, du graphite et du lithium : pour cette dernière, la demande sera multipliée par 10 à 40 d’ici 2040 (vs 2020). Or, l’extraction de ces matières premières est concentrée dans des pays clefs : le Chili produit 44 % du lithium, le Congo 64 % du cobalt, et la Chine 86 % des terres rares.
Matières premières critiques : comment l’Europe a organisé sa dépendance ?
Capitalisant sur les principes du libre-échange, les pays de l’Union européenne ont en fait depuis des années organisé leur propre dépendance vis-à-vis de ces matières premières critiques : tout d’abord en fermant des usines de minerais en Europe, puis en n’assumant pas la gestion de la pollution engendrée par la production de ces matières premières auprès des populations.
Très souvent, la logique qui a prévalu a été celle du choix du bas prix, comme l’explique la vice-présidente de la Commission européenne, Margrethe Vestager : « nous n’avons pas été naïfs, nous avons été cupides. Notre industrie s’est beaucoup construite autour de l’énergie russe avant tout car elle n’était pas chère. Il y avait une grosse prime de risque – la dépendance – que nous payons aujourd’hui ». Elle ajoute que la logique est la même pour des matières premières critiques : « avec la Chine pour de nombreuses matières premières ou avec Taïwan pour les puces, nous sommes avant tout allés chercher des coûts de production plus bas. »
De facto, nous sommes passés d’une dépendance présente aux énergies fossiles (pétrole, gaz) à une dépendance actuelle, future et potentiellement croissante à d’autres pays spécialisés dans certaines matières premières critiques. Cette nouvelle donne nécessite la mise en place d’une nouvelle géopolitique des matières premières. Dès lors, quelles solutions peuvent être apportées à cette nouvelle dépendance stratégique ?
Sécuriser nos approvisionnements, maîtriser les filières technologiques, relocaliser
En premier lieu, les pays de l’Union européenne doivent sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement en métaux rares. Ceci implique une prise de participation dans des mines ou la création de stocks stratégiques.
En second lieu, il s’agit de maîtriser les filières de matières premières critiques de l’amont (l’extraction) jusqu’à l’aval (la production et le développement de la valeur ajoutée), en développant une stratégie de long terme.
Ceci inclut la mise en place d’infrastructures lourdes pour favoriser le recyclage. La Chine peut servir d’exemple : elle est passée en 40 ans de producteur de terres rares à premier fournisseur mondial d’aimants pour l’industrie.
Enfin, il est possible de relocaliser des industries de transformation : l’Europe cherche ainsi à rapatrier la fabrication des batteries de véhicules électriques dans des usines gigantesques.
Toutefois, cette option demande une volonté politique : elle nécessite des investissements se chiffrant en milliards d’euros.
Produire ces matières premières critiques sur le territoire européen
Cette solution suppose de relever deux défis (lire Guillaume Pitron (2018) : La guerre des métaux rares)
Le défi de la compétitivité prix : fabriquer des matériaux stratégiques sur le territoire européen coûte cher. Ainsi, fabriquer les aimants des moteurs électriques coûte deux fois plus cher en Europe qu’en Chine. Un tel investissement ne peut s’envisager que dans le cadre d’un projet européen stratégique de très long terme.
Le défi de la préservation de l’environnement : la production de matières premières critiques en Europe suppose un coût financier, mais elle garantit que celles-ci seront extraites et transformées en respectant des règles environnementales et sociales, ce qui n’est pas forcément le cas des matières importées. Produire en Europe constitue donc également un enjeu éthique, que les États doivent communiquer à leur population.
Au final, la dépendance actuelle de l’Europe aux énergies fossiles de la Russie cache une dépendance future plus importante aux matières premières critiques produites par un nombre limité de pays.
Cette prise en compte stratégique nécessite la mise en place d’une nouvelle géopolitique des matières premières par l’Europe, car celles-ci sont indispensables au déploiement de sa transition énergétique et de sa révolution technologique.
Seuls des investissements massifs de très long terme de l’Union Européenne, dont les principes d’application sont souvent aux antipodes du libéralisme classique prôné par cette même institution, peuvent permettre à celle-ci d’assurer au 21e siècle sa souveraineté économique, technologique et environnementale.