La pénurie de beurre est-elle saisonnière ou structurelle ?
La pénurie de beurre qui touche certains magasins en France est exceptionnelle. Elle est la conséquence de plusieurs facteurs, à la fois structurels et conjoncturels. La crise du beurre n’est en effet qu’une nouvelle manifestation de la profonde crise de la filière laitière que connaît la France depuis 2009.
La fin des quotas laitiers européens (2015), qui permettaient de réguler à la fois les volumes et les prix a également pesé lourdement sur la santé de cette filière agricole. En France, la filière laitière présente un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros et 300 000 emplois. La France, qui compte 62 000 exploitations laitières est le 2e producteur européen derrière l’Allemagne (source : Maison du Lait).
L’an dernier, la crise laitière de fin août et début septembre avait braqué les projecteurs sur les pratiques discutables des grands groupes laitiers qui récoltent et transforment les millions de litres de lait produits par nos agriculteurs. Une des raisons de la pénurie actuelle se trouve donc dans la crise de 2016, qui a débouché, in fine sur une limitation voire une baisse de la production nationale. Le cheptel français a par exemple diminué de plus de 2 % en un an (source : France AgriMer).
À cela s’ajoute une mauvaise récolte de fourrages pour l’hiver et une baisse du nombre d’exploitations laitières dû à des faillites. Moins de fermes, moins de vaches et moins d’aliments contribuent mécaniquement à limiter la production nationale de lait et donc de beurre.
Dans une économie mondialisée, notre problématique nationale pourrait être indolore à condition de se fournir en matière première ou en beurre auprès de nos voisins. Mais il n’en est rien car une forte demande d’autres régions du monde, notamment en Asie, oriente les grands groupes laitiers vers des marchés plus rémunérateurs que la France. Au final, le beurre qui pourrait être sur nos étals part vers les marchés les plus rémunérateurs, à l’autre bout de la planète.
Comment évoluent les marchés mondiaux ? Les nouveaux acheteurs font-ils flamber les prix ?
Ce qui semble paradoxal c’est que les marchés mondiaux sont en effet orientés à la hausse. Chaque année la demande mondiale pour le lait et les produits laitiers (beurre, crème, poudre de lait) progresse en moyenne de 2,5 % par an (source : CNIEL/FAO). On prévoit ainsi une augmentation de 22 % de la production de lait à horizon 2026 (source FAO/OCDE).
Ce sont surtout les pays asiatiques et l’Amérique du Nord qui tirent la demande de lait et de produits laitiers. Ce contexte favorable est également la conséquence d’un retour en grâce du beurre dans nos assiettes (voir la une de Time magazine de juin 2014) dont plusieurs études scientifiques vantent ses mérites.
L’homogénéisation des pratiques alimentaires favorise la progression de la demande de beurre dans des pays qui adoptent peu à peu les standards européens. Certains scandales sanitaires (par exemple l’affaire du lait frelaté en Chine) poussent certains pays à massivement importer leur lait ou produits laitiers.
Dans un marché mondial, dérégulé et libéralisé, l’offre s’oriente mécaniquement vers la demande la plus forte et la plus rémunératrice comme cela est le cas actuellement. Le prix du beurre est ainsi passé sur les marchés mondiaux de 2 500 à 6 500 euros la tonne, entre mai 2016 et octobre 2017, tiré en grande partie par la demande des pays émergents.
Comme nos distributeurs ne souhaitent pas payer plus cher le beurre dont les prix d’achat ont été fixés en février 2017 ou bien répercuter cette hausse auprès des consommateurs, il en résulte une « évaporation » des produits laitiers vers les marchés les plus favorables et les plus profitables.
Quel rôle joue la grande distribution dans cette crise ? Serre-t-elle trop les marges en France ?
À l’image de la plupart des filières agricoles, la grande distribution, qui ne l’oublions pas constitue le débouché principal de l’industrie laitière, joue un rôle essentiel. Les négociations sur le prix du lait et des produits laitiers se déroulent chaque année en février et les groupes de distributions n’entendent pas rogner sur leurs marges. Ils ne souhaitent pas non plus faire « exploser » le prix du beurre dans les rayons afin de respecter leur promesse de prix bas constants.
Dans ces conditions, pourquoi les grands groupes laitiers vendraient leurs produits au moins-disant ? Ils se tournent alors assez naturellement vers les marchés exports, plus porteurs et rémunérateurs. Sur une brique de lait vendue 1 euro, la grande distribution s’accapare une partie de la valeur (entre 20 et 30 %) et la portion congrue revient à l’exploitant laitier qui peine à survivre (seul le lait bio ou la production de fromage AOP assurent une rémunération correcte aux exploitants laitiers).
Dans la filière laitière, l’essentiel soit près de 40 % revient aux industriels qui transforment et valorisent le lait. Régulièrement accusée, la grande distribution, qui bénéficie d’une véritable rente due à son quasi-monopole sur la distribution de ce type de produits ne semble pas infléchir ses pratiques, qui consiste chaque année à limiter au maximum ses coûts d’achats. Les menaces de déréférencement leur permettent même de souvent négocier des baisses constantes de prix.
Les pratiques de la grande distribution sont par exemple au cœur des ateliers des États généraux de l’Alimentation car il ne peut y avoir de filières agricoles durables sans rééquilibrage de la répartition de la valeur. Ainsi, la filière laitière est surtout caractérisée par une faible rémunération pour le maillon le plus fragile (l’exploitant laitier) tandis que les industriels et la grande distribution se taillent la part du lion.
Il est à noter que certaines initiatives récentes (exemple : la marque du consommateur) visent justement à mieux rémunérer les producteurs en lui accordant de façon transparente et assumée une rémunération plus importante.
Le secteur français est-il compétitif ? Correctement structuré ?
La France compte en effet quelques champions (cinq groupes dans le top 25 mondial – Lactalis, Danone, Sodiaal, Savencia, Bel) intervenants sur l’ensemble des produits et des marchés. Néanmoins ces réussites économiques ne doivent pas masquer les disparités fortes existant dans la filière. La filière laitière souffre depuis de nombreuses années et la disparition des quotas laitiers, des aides associées et de la PAC n’ont fait qu’accentuer les difficultés inhérentes à cette filière.
L’un des problèmes majeurs est que l’amont de la filière est verrouillé pour la plupart des exploitants laitiers. Ils sont obligés de passer sous les fourches caudines des grands industriels qui leur imposent un cahier des charges et surtout des prix planchers dans le cadre de contrat pluri-annuels très contraignants. Ces grands industriels luttent ensuite chaque année auprès des grands groupes de distribution afin de se partager l’essentiel de la valeur et des marges.
À la différence de quelques filières (viandes, légumes, fruits) où les circuits directs prennent de l’ampleur (regroupement de producteurs, Ruche qui dit oui, etc..), les exploitants laitiers sont quasi-condamnés à se soumettre aux conditions de l’aval de la filière sous peine de ne pas avoir de récolte du lait. Alors oui, paradoxalement, la filière française est compétitive (elle affiche notamment un excèdent commercial de près de 4 milliards d’euros) mais cela se fait au détriment des plus fragiles.
Dans ce contexte, seuls les exploitants adoptant une autre démarche, produisant en bio ou valorisant leur lait en fromage arrivent à s’en sortir. Au final, deux tendances contraires semblent se dessiner.
D’un côté, des grandes exploitations laitières armées pour affronter une concurrence intense et fournissant des grands groupes industriels dont l’espace de jeu est mondial. De l’autre côté, des petites exploitations laitières, parfois axées sur les produits fermiers et favorisant la vente directe ou les circuits courts.
C’est peut-être dans cette dualité que la filière laitière française pourra trouver son équilibre.