Entre les clients super-riches et les vendeurs des boutiques de luxe se nouent parfois des « amitiés commerciales ». Si elles peuvent être très utiles pour mieux connaître le client, elles peuvent se transformer en un piège, où l’intimité apparente dissimule une relation asymétrique. Des solutions existent pour protéger les vendeurs.
Les boutiques de luxe, nichées dans les quartiers huppés des grandes métropoles internationales (avenue Montaigne à Paris, Madison Avenue à New York, Rodeo Drive à Los Angeles, Ginza à Tokyo), sont fantasmées comme des lieux d’élégance et de raffinement. Dans ces espaces de prestige soustraits aux regards de la foule, tout n’est que calme et volupté pour favoriser de fortes dépenses. Le sourire et l’extrême délicatesse des vendeurs sont notamment un marqueur d’un lieu protégé des turpitudes du quotidien.
Ils semblent à l’aise dans ce monde fastueux et délicat, dans lequel ils côtoient la richesse et l’opulence. Pour le commun des mortels qui entre dans ces boutiques, les vendeurs peuvent symboliser la distinction sociale et renvoyer les clients à leur différence de statut. Les vendeurs sont ainsi perçus comme les représentants triomphants et parfois arrogants d’une élite économique et sociale.
Pourtant, sous ce vernis de grande maîtrise, peut se cacher un malaise. Les vendeurs peuvent eux-mêmes se sentir fragilisés, notamment lors de leur relation avec les clients super-riches. Derrière ces apparences, cette relation spécifique entre vendeurs de luxe et clients très riches mérite d’être analysée plus en profondeur.
Une « amitié commerciale »
Les super-riches forment une population spécifique habituée à dépenser facilement pour des achats de luxe. Le luxe est leur univers quotidien ; ils sont insensibles au décorum spécifique des boutiques de luxe. Les artifices esthétiques et les efforts de bienséance (formules de politesse, présentation codifiée des produits avec gants et plateaux) glissent sur eux, voire apparaissent, comme une couche inutile et irritante.
Ils ont dépassé le stade des banales formules de courtoisie. En revanche, leur fréquentation répétée des boutiques s’accompagne de liens étroits avec les vendeurs. Ils apprécient de se sentir chez eux dans la boutique, passer à l’impromptu, simplement pour saluer, discuter, s’enquérir des nouveautés, prendre un café, le tout sans intention d’achat. Se noue alors avec le vendeur une relation qui peut être qualifiée « d’amitié commerciale ». Chacun y trouve un intérêt entendu.
Les vendeurs peuvent entretenir ce lien pour mieux connaître ces clients, et leur offrir des services toujours plus personnalisés. Pour les clients VIP, l’amitié commerciale est une forme de lien social. Ils bénéficient de soutien affectif de la part des vendeurs, et d’une attention permanente, qui se manifeste par de petits cadeaux, des surprises, des invitations. Un sentiment de support mutuel se construit entre clients et vendeurs qui apprennent à se connaître.
Déplacement vers la sphère privée
La relation entre les vendeurs de luxe et ces clients très riches peut confiner à l’intimité. Les vendeurs de luxe ne peuvent se contenter avec ces clients d’une personnalisation « standardisée » (comme l’envoi de message et de petits cadeaux pour les anniversaires, les invitations à des événements organisés par la marque ou des ventes privées). Ces clients particuliers ne supporteraient pas de ne pas être considérés comme véritablement uniques. La relation se déplace alors vers la sphère privée : les clients partagent avec leurs vendeurs des petits secrets et les associent étroitement à leur vie personnelle.
Ceux-ci acceptent ce qu’ils considèrent comme une faveur, et le moyen de tisser un lien qu’ils entrevoient indéfectible avec ces clients. Dans notre recherche, des clientes « complotent » ainsi avec des vendeuses pour qu’elles orientent leur mari vers un achat de montre spécifique ; des vendeuses sont mandatées par des clientes pour rhabiller leur mari, ou associées à l’achat d’un cadeau d’anniversaire surprise qu’elles devront garder dans la boutique sans le dévoiler à la destinatrice, cliente régulière de la boutique. Les secrets s’immiscent pleinement dans l’activité de la boutique ; les vendeurs mobilisent de nombreuses ressources pour le succès de ces manigances.
Un piège qui se referme
Cet engagement frénétique dans l’intimité des clients peut paradoxalement devenir problématique pour les vendeurs de luxe. Ils peuvent être contraints de transgresser certaines règles fixées par leur employeur pour satisfaire les besoins de ses clients. Sur eux, pèse une charge mentale latente face à des clients peu habitués à se voir refuser leurs exigences, qui peuvent rivaliser d’ingéniosité pour protéger ou mettre en scène leur intimité. Comme nous le rappelle une directrice marketing d’un grand groupe de luxe avec laquelle nous nous sommes entretenus pour cette recherche :
« Il ne faut jamais oublier que ces professions (grands vendeurs de luxe) sont de l’extrême service. Les grands vendeurs peuvent être appelés à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, parce que madame a décidé qu’elle voulait absolument une nouvelle broche pour son dîner. »
Alors que les vendeurs recherchent cette relation étroite avec les clients très riches, ils peuvent donc finir par en souffrir. L’engagement dans une relation étroite qui dépasse la simple relation commerciale de fidélisation tend à précariser la force du vendeur.
Une servitude volontaire ou contrainte ?
Ce « piège » de l’intimité témoigne des relations de pouvoir déséquilibrées entre les deux parties. Pour les clients super-riches, les vendeurs sont à leur disposition ; ils « choisissent » de leur confier les secrets dans les limites qu’ils fixent eux-mêmes. Ils peuvent les remplacer par d’autres à tout moment.
À l’inverse, les efforts effectués par un vendeur pour s’attacher la confiance d’un client le fragilisent. Il ne peut accorder la même attention à tous et doit opérer une sélection. Il pourra certes en retirer des retours sur investissement importants, les sommes dépensées par les clients lui assurant de forts bonus et donc des revenus conséquents. Mais cette situation accroît également la dépendance à l’égard de ces clients qui peuvent stopper sans aucune justification leur relation.
Ce piège de l’intimité, fondée sur des positions sociales éloignées, s’apparente à la même relation ambiguë qui lie maître et serviteur. Le domestique est un compagnon familier mais reste un être inférieur, même lorsqu’il reçoit des confidences personnelles de son maître. Ce dernier témoigne d’une bienveillance factice. Cette illusion d’intimité est nécessaire à l’acceptation de la situation sociale ; elle dissimule la recherche de son intérêt personnel.
Le serviteur, même s’il n’est pas dupe, s’inscrit dans cette relation de subordination complaisante. Comme ce dernier, le vendeur accepte le lien de subordination et le partage d’une intimité factice avec le client super-riche, contre son gré et pour le plus grand profit de l’entreprise.
Des stratégies pour échapper au piège
Cependant, le piège propre aux relations avec les clients très riches ne relève pas d’une fatalité. Les « grands vendeurs » de luxe expérimentés ont le recul nécessaire pour s’extraire de cercle vicieux de l’intimité. Ils mettent en place différentes stratégies pour en tirer parti. Tout d’abord, ils savent retourner la situation et se rendre indispensables auprès de leurs clients. Ils peuvent également tracer des frontières strictes en rappelant leur rôle de vendeur : ils orientent alors sciemment et ouvertement les secrets des clients vers la conclusion de « deals » (accepter un secret en échange d’une promesse d’achat). Enfin, ces grands vendeurs jouent les intermédiaires entre les marques de luxe et ces clients à haut potentiel.
Leur « portefeuille » de clients est un actif stratégique qui leur donne un pouvoir de négociation (de carrière, de prime, de recrutement) avec les marques. Ce dernier point pourrait inciter tout particulièrement les marques à réfléchir à la formation des vendeurs destinés à cette clientèle super-riche dans le luxe.
Les investissements marketing et commerciaux des maisons de luxe ont surtout porté sur la construction d’une image de marque renommée, notamment au travers de boutiques traduisant une expérience unique. La gestion des relations spécifiques entre vendeurs et les clients super-riches, une de leurs cibles prioritaires, pourrait être le prolongement de ces investissements. Avec l’objectif de fidéliser les clients super riches mais également leurs vendeurs, en les extirpant du piège de l’intimité.