Comment la pizza napolitaine a conquis le monde, entretien avec Gregorio Fuschillo

Marketing & nouvelle consommation

publication du 19/01/2024

Comment la pizza napolitaine est devenue incontournable, entretien avec Gregorio Fuschillo professeur à KEDGE, membre du centre de recherche Marketing & nouvelle consommation

Comment la pizza napolitaine a-t-elle conquis le monde ?

Entre la fin du XIXe siècle et les vingt premières années du XXe siècle, la pizza quitte la région napolitaine pour s'intégrer dans de nouveaux contextes culturels comme dans le sud de la France et l'est des États-Unis. Au milieu du XIXe siècle, commença la première grande migration italienne, également connue sous le nom de diaspora italienne (1876-1921).

Des millions d’Italiens ont quitté leur pays d’origine pour trouver de meilleures conditions de vie dans les Amériques, notamment en Argentine, au Brésil, au Canada, en Colombie et aux États-Unis. New York était la destination la plus privilégiée. Marseille était une autre destination privilégiée des immigrants Italiens (1876-1921).

Les bateaux qui les amenaient naviguaient d'abord dans le port de Marseille, et de nombreux Italiens qui ne se sentaient pas disposés à poursuivre le long voyage à travers l'Atlantique préféraient construire une nouvelle vie dans la ville méditerranéenne française. 

Pourquoi Marseille tient-elle une place particulière dans cette conquête ? Qu'est-ce qui caractérise la pizza marseillaise de la pizza napolitaine ?

Plus que la pizza, c’est le camion à pizza qui différencie les deux villes. Après les pizzerias introduites par la deuxième génération d’immigrés Napolitains, la pizza a trouvé un autre moyen inattendu de se répandre dans tout le pays : le camion à pizza.

C'est une invention marseillaise originale et qui a donné naissance à un métier toujours florissant aujourd'hui. En 1964, Jean Méritant (alias Jeannot) construit le premier camion à pizza en fixant un four à pizza sur une remorque et en l'attelant à son petit fourgon, une Renault Estaffette. Il parcourt les quartiers de la ville, préparant des pizzas depuis le camion et servant une clientèle fascinée par le spectacle du feu ambulant.

Avec les camions-pizzas, la pizza arrivait dans les pérophéries à ceux qui ne pouvaient pas se permettre les prix des restaurants-trattoria et/ou atteindre le centre-ville, où se trouvaient la plupart des pizzerias. Les camions à pizza sont soudain devenus des lieux de rassemblement pour boire l'apéro, manger la pizza sur place, et passer la soirée à discuter avec des amis, des habitués, des passants et le pizzaïolo. 

Et plus particulièrement la France, capitale mondiale de la gastronomie ?

Entre les années 1960 et 1980, les camions-pizzas diffusaient la pizza de Marseille vers le reste des grandes agglomérations du pays. Dans une certaine mesure, les camions-pizzerias ont joué en France le même rôle que les chaînes de pizza comme Pizza Hut et Domino’s aux États-Unis. Ils ont contribué à imposer le standard du produit, à diffuser sa pratique de consommation, à générer une socialité autour de lui et à intégrer le plat dans les rituels domestiques et sociaux de la consommation alimentaire française.

Cependant, l'influence des camions-pizzas dans la diffusion de la culture de la pizza a été surtout significative dans le sud de la France, de la Provence jusqu'à une ligne imaginaire allant de Nantes à Besançon. Dans le nord du pays, et notamment en région parisienne, le modèle des chaînes de restauration rapide et de livraison de pizzas a prévalu.

En 1987, Pizza Hut ouvre son premier restaurant dans la capitale française et démarre son développement en franchise en 1989. La même année, Domino's Pizza s'implante en France et une chaîne de pizza française, Spizza 30, entre sur le marché de la livraison de pizzas en restauration rapide. En 1993, Spizza 30 fusionne avec Pizza Hut et passe de 15 à 55 restaurants, la plupart concentrés à Paris et sa région.

Le succès des chaînes de restauration rapide et de livraison doit beaucoup à la pénétration de la pizza dans les rituels alimentaires sociaux grâce aux camions à pizza, mais aussi à l’enchevêtrement avec les pratiques alimentaires domestiques que la pizza surgelée a créé depuis les années 1980. Les marques de pizzas surgelées (Buitoni et Dr. Oetker) sont entrées sur le marché français au début des années 1980, ciblant le segment de la consommation alimentaire à domicile que les camions à pizza et les pizzerias ne pouvaient couvrir que partiellement.

Y a-t-il d'autres endroits où la pizza s'est "acclimatée" et a investi les produits locaux ?

Aux Etats-Unis la pizza a subi une transformation culturelle, qui a à son tour à façonné la culture locale. La Chicago Deep dish en est un exemple éclatant.  

La pizza Chicago style est le résultat de l’influence du principe culturel américain d’abondance sur un plat né dans un contexte culturel de pauvreté. À Naples, la pizza est née de la nécessité de proposer quelque chose de savoureux avec peu d'ingrédients. Ainsi, dans une pizza napolitaine, les ingrédients sont peu nombreux et répartis sur tout le disque de pâte. À l’inverse, à Chicago, les ingrédients de la pizza sont abondants et empilés comme dans une tarte.

La pizza Chicago style a introduit de nombreux changements importants dans la fabrication de la pizza. Premièrement, le fromage est en bas et la tomate en haut. Ce faisant, la pizza Chicago style inverse la recette napolitaine où la tomate est la base des garnitures secondaires comme le fromage et autres.

Ensuite, la pizza Chicago style est cuite au four électrique plutôt qu’au four à bois. Enfin, elle est préparée à l’aide d’un plat allant au four plutôt que d’être fabriqué à la main par le pizzaiolo, et c’est pour cela qu’il est aussi appelé « Deep dish ». En effet, la pizza Chicago style dévoile les principes de la culture alimentaire américaine des années 1940, basés sur l'industrialisation et la standardisation, par opposition à la fabrication artisanale de la culture napolitaine. 

La pizza joue-t-elle un rôle social, notamment en termes d'intégration ?

Oui, et Marseille à l’époque de la vague migratoire italienne est un bon exemple du rôle d’intégration sociale joué par la pizza. A l’époque, la pizza qui a soudainement gagné en popularité était la pizza blanche.

La pizza blanche est la pizza prototypique, sans sauce tomate, et garnie uniquement d'huile d'olive, d'ail et d'origan, mais parfois aussi de saindoux et de petits poissons (alevins). Les raisons du succès de la pizza blanche à Marseille sont à chercher dans le type de relations que la communauté italienne entretenait avec les Français. Bien qu'ils soient stéréotypés, les Napolitains (et aussi les Siciliens, une autre grande communauté marseillaise à cette époque) présentaient de fortes similitudes culinaires avec la culture culinaire française locale, comme l'utilisation de l'huile d'olive, de l'ail, de l'origan et des anchois, entre autres.

La pizza blanche a permis aux Napolitains, aux Siciliens et aux habitants de Marseille de partager quelque chose de similaire, permettant ainsi de mieux gérer leurs autres différences. La pizza blanche napolitaine se marie harmonieusement avec les anchois chers aux Siciliens et avec des produits typiquement provençaux, comme l'ail local, l'huile d'olive et l'origan, mais aussi avec la tomate provençale (pendelotte) qui, plus tard, permit la diffusion de la pizza rouge. Ainsi, la pizza blanche apparaît comme le symbole de la symbiose et de l’intégration harmonieuse entre les trois ethnies peuplant Marseille à la fin du XIXe siècle.