Associer les salariés à la gouvernance d’entreprise, une invention française (et pas allemande)

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publication du 29/09/2022

Cet article a été co-écrit avec Nicolas Aubert, Professeur des Universités en Finances, IAE, IAE Aix-Marseille Graduate School of Management – Aix-Marseille Université

Par une étrange ironie de l’histoire, la France semble aujourd’hui se réconcilier, notamment via la loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) promulguée en 2019, avec une tradition séculaire, historique, vivace et qui a fondé un des piliers de notre système de gouvernance.

Alors que la vision financiarisée de l’entreprise exclut par principe et sui generis les salariés, les évolutions les plus récentes des entreprises permettent en effet de réhabiliter la présence des salariés au cœur de la gouvernance.

Avec la loi Pacte, la codétermination, c’est-à-dire la détermination en commun des décisions par les salariés et les actionnaires, se manifeste concrètement par la participation, au sein du conseil d’administration ou de surveillance de représentants désignés par les salariés.

Ainsi, les articles 184 à 186 de la loi Pacte (à la suite de la loi Rebsamen de 2015) rendent obligatoire et renforcent la présence des salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance dans les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (Société anonyme et Société en commandite par actions de plus de 1 000 personnes en France ou 5 000 personnes en France et à l’étranger).

La loi introduit la présence d’un administrateur salarié lorsque le conseil compte jusqu’à 8 administrateurs, et de deux administrateurs salariés au-delà de ce seuil qui était jusqu’alors fixé à 12 administrateurs.

Cela n’est pas sans rappeler les systèmes germaniques et nordiques d’association des salariés à la gouvernance regroupés sous le terme de codétermination.

Pourtant, cette idée d’impliquer les salariés dans la gouvernance émerge en France dès 1945, soit 30 ans avant la généralisation de ce modèle en Allemagne (1976), qui sert très souvent de point de référence historique sur le sujet.

La participation des salariés figure d’ailleurs au huitième alinéa du préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 :

« Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »

Certes, le système allemand fait figure de modèle incontournable mais peu de personnes savent que la France a développé après-guerre une école de pensée autonome et novatrice dont les influences sont (partiellement) traduites dans les dernières lois qui permettent aux salariés de participer à la gouvernance et donc à l’orientation de leur entreprise.

Dépasser la conflictualité

Les prémisses proviennent de courants aussi différents que le socialisme utopique et le catholicisme social au XIXe siècle ou encore le mouvement coopératif au début de XXe siècle. Ces courants ont un peu plus tard influencé le général de Gaulle lorsqu’il a développé l’idée d’association du capital et du travail dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’association, cette troisième voie qu’il appelait de ses vœux était censée permettre d’éviter une fracture de la société.

L’association est ensuite devenue la participation des salariés (mise en place entre 1959 et 1967) qui comprenait trois volets : la participation au capital au travers de l’actionnariat salarié, la participation aux profits évoquée ces derniers mois avec le débat sur le dividende salarié et enfin, la participation aux décisions.

Nous avons montré dans un ouvrage récent que différents textes ou ouvrages jalonnent notre histoire de celui de l’ex-ministre du Travail Paul Bacon (1946) à la loi Pacte (2019).

Ils convergent autour d’une réflexion : la « Réforme de l’entreprise ». À la différence des pensées marxistes ou collectivistes, l’ambition n’est pas de renverser l’entreprise capitaliste.

L’idée est plutôt de la faire évoluer vers un modèle dépassant la conflictualité pour fonder une organisation plus équilibrée et respectueuse des parties prenantes internes. Une forme de préfiguration des travaux ultérieurs sur la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).

Propositions enterrées

Cette « Réforme de l’entreprise » connut son apogée en 1975 avec le comité et le rapport sur le sujet confiés au haut fonctionnaire Pierre Sudreau par le président Valéry Giscard d’Estaing. Pierre Sudreau réunit un comité qui rassemble tous les partenaires sociaux pour travailler à un véritable projet de réforme de l’entreprise.

Il réussit le tour de force de réunir et de faire travailler ensemble tous les représentants des partenaires sociaux, sans exception, pour proposer des réformes novatrices de l’entreprise.

Le comité rédige un rapport comprenant 69 propositions de réformes dont la modernité est plus que frappante. Le rapport est très attendu et est même un succès de librairie : il se vend à plus de 200 000 exemplaires.

La proposition la plus médiatique est la cosurveillance. Ce terme désigne une forme allégée de codétermination avec des conseils d’administration ou de surveillance composés de salariés pour un tiers. Un an avant l’implantation d’un système similaire en Allemagne, la France manque ce rendez-vous historique puisque le rapport Sudreau comme ses propositions seront enterrés. Seule la loi Beullac de 1977 sur le bilan social constituera la traduction d’une de ces 69 propositions.

La cosurveillance proposée par le rapport Sudreau n’a pas été adoptée pour plusieurs raisons liées à la conjoncture économique et politique.

En 1975, l’économie française entre en récession avec une croissance du PIB négative pour la première fois depuis 30 ans.

Les désaccords au sommet de l’État qui culmineront avec la démission de Jacques Chirac de son poste de premier ministre en 1976 ne sont sans doute pas étrangers aux changements de priorités. L’absence d’un réel soutien politique a ainsi relégué la cosurveillance au second plan au moment où l’Allemagne généralisait ce système en 1976.

Communauté humaine

Oubliée pendant quarante ans, la codétermination a resurgi dans le débat public ces dernières années.

Elle partait d’une réflexion sur la nature de l’entreprise, une entreprise analysée comme une communauté humaine.

Cette analyse fait aujourd’hui défaut pour comprendre les problèmes de recrutement et de fidélisation que traversent les entreprises. Le travail n’étant pas une marchandise, il ne peut être dissocié de la personne qui le réalise qui éprouve un besoin naturel de participer à la définition de sa finalité. Cela est d’autant plus vrai pour les entreprises où le travail est le principal ingrédient de leur valeur.

Au sein de cette communauté humaine, le travail n’est pas une partie prenante comme les autres mais une partie prenante constitutive de l’entreprise.

Par une pirouette de l’Histoire, au regard de la prédominance des sujets de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ou de durabilité, la place des salariés n’est désormais plus fondamentalement remise en cause comme dans les années 1970 ou 1980.

Les crises successives, tant financières que sociétales, du début du XXIe siècle ont en effet révélé la responsabilité des entreprises et par conséquent de son mode de décision et sa gouvernance. L’entreprise est tenue responsable vis-à-vis de ses parties prenantes et, parmi ces parties prenantes, les salariés jouent un rôle de premier plan.

Les conclusions des rapports qui ont précédé la loi Pacte, de nombreux rapports internationaux et de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne vont dans ce sens : elles préconisent sans ambiguïté la participation des salariés à la gouvernance. Ce même raisonnement qui était au cœur du courant français de la réforme de l’entreprise, il y a près de 40 ans…

Extension de la loi Pacte

Quelle perspective s’ouvre dans les prochaines années ? Si l’on considère que la loi Pacte préfigure des tendances à venir, on devrait en toute logique assister à une généralisation de la codétermination. Son extension était d’ailleurs prévue dans la loi après une évaluation du dispositif actuel réalisée par France Stratégie en 2021.

L’extension de la codétermination aurait pour conséquence que les salariés soient de plus en plus présents au sein des conseils d’administration ou de surveillance de plus en plus d’entreprises. Une telle extension pourrait également concerner les petites et moyennes entreprises (PME) à l’avenir et non plus seulement les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) comme à l’heure actuelle.

L’approfondissement de la codétermination alignerait le modèle de gouvernance sur le modèle allemand. Parmi les autres pays européens, plus de la moitié associent les salariés aux conseils avec des nuances diverses. La codétermination est ainsi analysée comme la forme normale du gouvernement d’entreprise. Le Danemark le prévoit par exemple pour les PME.

Dans les grandes entreprises allemandes de plus de 2000 salariés, les conseils de surveillance sont pour moitié composés de salariés. Ces particularités interrogent sur la constitution d’un véritable régime européen de codétermination qui ferait figure de modèle très avancé, largement alimenté par des courants historiques puissants dont l’objectif était bel et bien de réformer l’entreprise.

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