Arnaud Lacan : "Pour être créatif, il faut faire une pause dans la course au chiffre"

Management

publication du 09/01/2025

Arnaud Lacan, professeur de management à Kedge Business School, revient sur le management d'une force de vente et les leviers d'innovation dans ce domaine. Explications.

Existe-t-il des spécificités liées au management des commerciaux, comparé à celui d'autres collaborateurs ?

Oui, je le pense, même si ces particularités tendent à s'estomper. Pendant longtemps, on a considéré que le vendeur obéissait à une motivation extrinsèque basée sur la compétition, l'atteinte de résultats... Ce qui lui conférait une sorte d'image de « super-vendeur » et de « super-négociateur », qui se manage par le défi et le challenge.

Or, il me semble que ce positionnement élude un fait important : un commercial ne peut pas bien vendre ce qu'il n'aime pas. D'où la nécessité de tenir compte de la dimension intrinsèque de la motivation du commercial. Lequel aime son métier et ce qui en fait l'attrait : ses clients, ses produits, le relationnel, la négociation...

Il y a une grande part d'émotionnel, dans la fonction commerciale. Et ce n'est pas plus mal, car l'une des grandes transformations actuelles dans le management est le passage du rapport à l'individu, au rapport au collectif. Nous sommes dans l'ère du « co » : co-développement, coworking, co-conception... Notre société actuelle se réfère beaucoup plus à la communauté que par le passé. Dans ce cadre-là, le lien tient par l'affect.

La particularité du management commercial est de savoir travailler sur deux dimensions : le « je » et le « nous ». C'est une sorte d'équilibre à trouver entre le commercial, individu nomade qui a ses tournées et ses clients, et parallèlement l'équipe commerciale, qui se réunit régulièrement. En travaillant sur ces deux leviers - individuel et collectif - on peut construire une relation interpersonnelle de confiance et, dans le même temps, animer une communauté capable de faire corps dans une équipe. Ce type de management ouvre la voie à l'innovation.

Justement, quels sont les leviers de créativité dans le management commercial ?

Quand toute l'équipe est réunie, c'est l'occasion idéale pour pratiquer l'intelligence collective. Il s'agit, par exemple, de faire du co-développement, de partager des retours d'expérience, des trucs et astuces... Un commercial seul est toujours mal accompagné, d'où cette nécessité de trouver le bon équilibre entre la personne et l'équipe. Les moments en équipe ouvrent la voie vers l'innovation collective : les méthodes qui ont fonctionné pour un client dans un certain contexte peuvent fonctionner ailleurs ; un refus essuyé peut être anticipé et évité par les collègues dès lors qu'il est partagé ; un dysfonctionnement du produit, s'il est évoqué, peut être prévenu, etc.

Il existe également d'autres pistes pour favoriser la créativité, comme les « side projects ». Il s'agit de proposer aux commerciaux de s'investir dans des projets qui ne relèvent pas de leur coeur de métier, soit au sein de l'entreprise, soit en dehors, par exemple en s'impliquant auprès d'une association.

Ces activités annexes apportent une ouverture d'esprit, amènent à faire un pas de côté, pour être inspiré et avoir de nouvelles idées. Google incite ainsi ses salariés à y consacrer 20 % de leur temps de travail.

Autre levier possible : les processus de hackathon, ou piratage encadré. Dans un temps donné, cela consiste, comme chez les développeurs informatiques, à décortiquer et critiquer certaines pratiques pour faire émerger l'innovation. Il est intéressant d'organiser ces dispositifs entre deux forces de vente de régions différentes. Une direction commerciale peut en attendre de discuter les modèles, de bousculer l'ordre établi.

Enfin, l'impulsion donnée par le manager pour faire « entrer le dehors dans le dedans », c'est-à-dire chercher des exemples pratiques efficaces à l'extérieur du métier, est essentielle. Dans tous les cas, il est utile de sortir les vendeurs de leur routine, de les emmener en séminaire, pourquoi pas sur un voilier pour apprendre la coopération, ou en randonnée pour discuter de l'orientation stratégique.

Parmi les démarches innovantes, l'évaluation à 360° semble beaucoup plaire...

On en parle beaucoup, c'est vrai. Elle consiste à se faire évaluer, par exemple pour un manager commercial, par ses pairs, sa hiérarchie et ses collaborateurs, afin de progresser dans son mode de management. Personnellement, je reste plutôt sceptique quant à cette démarche. Quand les réponses sont anonymes, elles peuvent donner lieu à des excès, en particulier si le répondant a des comptes personnels à régler avec la personne évaluée. À l'inverse, si les réponses ne sont pas protégées par l'anonymat, elles risquent d'être consensuelles. L'intention est bonne, mais la réalisation est parfois plus difficile qu'il n'y paraît.

Comment convaincre les vendeurs de jouer collectif ? Est-ce une question de rémunération ?

Il faut leur montrer qu'ils ont plus de chances d'obtenir de bons résultats en partageant des informations avec leurs collègues. En effet, la coopération dans l'équipe est gagnante à moyen et à long terme parce qu'elle installe des comportements gagnant-gagnant qui profitent à tous, là où la stratégie de la compétition individuelle de court terme ne marche qu'une seule fois. La gratification, quant à elle, varie selon les entreprises. Parfois il s'agit de primes individuelles à l'obtention des objectifs commerciaux, parfois de primes collectives. Indépendamment de récompenses financières, il peut aussi y avoir des gratifications en nature dans le cadre de cadeaux obtenus lors de challenges commerciaux. De plus en plus, la logique RSE est mobilisée et les récompenses individuelles sont transformées en don pour des ONG, des associations de solidarité, de protection de l'environnement, etc.

Suivant ces recommandations, quelle posture adopter, pour le manager ?

Il y a deux éléments très importants dans l'attitude du manager commercial. Premièrement, le responsable commercial doit beaucoup plus miser sur son leadership que sur sa fonction, et donner envie d'être suivi.

C'est d'autant plus vrai s'il doit gérer un réseau de commerciaux à distance, car la distance complique l'exercice du pouvoir hiérarchique. Dans sa pratique, le directeur commercial est amené à manager à la fois en « one to one » en allant sur le terrain avec son collaborateur, et en équipe au moment de la réunion hebdomadaire, mensuelle ou trimestrielle. D'où la nécessité de créer une relation de confiance, de se positionner davantage comme leader que comme manager.

Deuxième élément : le meilleur directeur commercial n'est pas nécessairement le meilleur des commerciaux. L'essence du métier de manager commercial n'est pas de vendre, mais de tout faire pour que ceux qui vendent soient dans les meilleures conditions possibles. Il endosse donc un rôle de coach, en quelque sorte, qui va s'attacher à bâtir la stratégie commerciale, la politique de formation de l'équipe, à obtenir des moyens pour celle-ci auprès de sa hiérarchie, à améliorer l'offre... pour créer les conditions de succès de la vente. Par conséquent, il doit être à l'écoute de ses vendeurs (de quoi ont-ils besoin ?), connaître le métier, le produit et le marché, pour asseoir sa légitimité.

Tout cela permet de penser et de mettre en place des innovations managériales. In fine, le directeur commercial doit accepter une certaine prise de recul et savoir mettre la course au chiffre sur pause pour laisser place à la créativité.

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