Les questions "Comment je produis" et "Comment je délivre" se posent à nouveau.

Marketing & nouvelle consommation

publication du 01/09/2020

Professeur-chercheur et directeur académique des masters « achats internationaux et innovation » en formation continue de l'école de management Kedge Business School, Romaric Servajean-Hilst décortique les multiples éléments de la chaîne de valeur des entreprises et le lien de chacun d'eux avec l'expérience client.

Quels ont été les impacts de la crise sanitaire et économique sur les comportements d'achat et, par ricochet, sur les modes de production et de vente des entreprises ?

Pendant le confinement dû à l'épidémie de Covid-19, dans un élan de solidarité, de nombreux consommateurs se sont tournés plus volontiers vers les commerces de proximité, les restaurants de quartier reconvertis dans la vente à emporter ou encore les produits issus de l'agriculture locale. Du côté des entreprises, comme cela avait déjà été observé lors d'évènements inédits précédents - par exemple, l'éruption du volcan islandais Eyjafjöll en 2010 et l'accident nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011 -, la tendance est de réfléchir à de nouveaux arbitrages quant à la chaîne de valeur. Des questions comme celles de la relocalisation et des modes de distribution, c'est-à-dire « comment je produis » et « comment je délivre », se posent à nouveau.

Quelles sont les différentes étapes de la chaîne de valeur et en quoi concernent-elles le client ?

Pour positionner le client au coeur de la stratégie, savoir qui il est, ce qu'il veut, ce qu'il voudra demain, ce qu'il attend de la marque, et préparer la façon dont l'entreprise peut le satisfaire, il s'agit de le prendre en compte dans le business model et sur toute la chaîne de valeur : depuis la relation avec ses fournisseurs et avec les autres parties prenantes - dont le législateur par exemple - jusqu'au modèle de « pricing », et la délivrance des produits et services, en passant par la stratégie de marque et la gouvernance. Approche aujourd'hui à la mode, le « design thinking » remet le client au centre et impacte positivement la fidélisation des consommateurs, et donc la performance de l'entreprise à long terme. Mais cela peut amener à revoir entièrement son business model.

Y a-t-il une recette miracle permettant d'opérer efficacement cette transformation tous azimuts ?

Changer véritablement d'état d'esprit, effacer le passé et opter pour un changement radical ne fonctionne pas. Le principal défi est de maintenir actif le business et les succès présents, et de les équilibrer avec l'exploration de nouvelles voies. Pour ce faire, il est nécessaire d'accepter d'avancer par paliers, en testant, en échouant, en apprenant de ses ratages… Côté ressources humaines, il est important de motiver et d'accompagner, de passer d'une culture du contrôle à une philosophie de l'encouragement, de capter des talents déjà passés par ce type d'expérimentations, de mettre en place un environnement de travail propice à l'innovation, de se rapprocher d'écosystèmes qui travaillent sur ces sujets, comme le monde académique, les start-up, les pouvoirs publics, etc. Créer des communautés de pratiques permet de diffuser l'innovation et d'ancrer une culture de l'innovation. La notion de client fait ensuite tache d'huile autour de ces réseaux.

Les entreprises sont-elles enclines à s'ouvrir sur l'extérieur ?

Constituer une communauté de pratique en interne donne souvent la clé sur l'externe. Les collaborateurs qui ont le goût, l'appétence, l'envie pour l'innovation se nourrissent d'expertises très diverses. Ils échangent entre eux en interne, développant ainsi un réseau maison, mais sont aussi ouverts sur l'extérieur, collaborant avec des jeunes pousses, incubateurs, enseignants-chercheurs avec qui ils montent des chaires interentreprises, etc. C'est le meilleur moyen de prendre du recul sur ses propres pratiques, tout en bénéficiant d'éclairages théoriques. Autres piliers de ce type de démarches avec le monde académique : le lien avec les étudiants. Cette dynamique aboutit à des échanges intergénérationnels, mêlant regards naïfs et visions acérées, parfaits pour se remettre en question. Et pour voir émerger de bonnes surprises.

Cette innovation collaborative peut-elle impliquer la concurrence ?

Dans certains secteurs d'activité, comme dans le domaine pharmaceutique, il est fréquent que des concurrents étudient ensemble certaines molécules et travaillent conjointement à la recherche d'un remède contre une maladie. Pour certaines organisations, en revanche, s'associer à un « adversaire » reste inconcevable. Toutefois, il apparaît que ce genre de pratiques prend peu à peu de l'ampleur, par exemple au sein des pôles de compétitivité ou sur des sujets émergents comme le véhicule électrique, les nouvelles mobilités, etc. Les PME semblent davantage ouvertes à la chasse en meute et il est fréquent que certaines d'entre elles répondent ensemble à des appels d'offres pour changer d'échelle. Dans les grands groupes, cela est beaucoup plus rare.

Repenser sa chaîne de valeur implique-t-il de faire évoluer les modes de financement et la relation avec les investisseurs ?

A terme, certainement. Pour l'instant, changer de modèle économique comporte encore de nombreuses difficultés. Cela suppose des changements nombreux et profonds. Passer de la vente de produits à la vente de services nécessite des investissements lourds. L'émergence de nouveaux entrants, aussi bien du côté des banques que des fonds d'investissement, incite quelques entreprises à se poser la question. Mais, l'un des principaux freins est la routine qui a rendu certains processus immuables. On a tendance à dire que la transformation doit venir du plus haut niveau, mais l'impulsion de la direction générale est nécessaire mais non suffisante. Parfois, il y a blocage à des niveaux intermédiaires. Tout est plus fluide si l'innovation est considérée comme un processus collectif.

Innover sur le champ de l'expérience client suppose-t-il de solliciter le consommateur lui-même ?

Certaines marques coconstruisent des solutions avec leurs communautés de clients, avec succès. Sans aller jusque-là, les collaborateurs sont eux-mêmes des consommateurs et des innovateurs potentiels. Structurer l'organisation pour que l'utilisateur-inventeur, quel qu'il soit, soit écouté et accompagné se révèle extrêmement pertinent. L'innovateur seul ne peut rien. L'innovation est toujours le fruit d'un travail d'équipe. D'où la nécessité d'aligner l'ensemble des planètes, en interne et en externe, pour qu'aucune partie de la chaîne de valeur ne soit oubliée. Cela est compliqué à faire mais les bénéfices tombent ensuite en cascade. C'est le même principe que celui de l'économie circulaire à l'échelle d'un bassin-versant : avec des circuits courts pour les produits agricoles, il y a moins de pollution, donc une eau plus saine donc une agriculture ayant moins besoin de produits chimiques, etc. Tout l'espace est drainé par des pratiques durables et où tout le monde est gagnant.

Pourtant, l'économie circulaire semble être encore marginale…

Le mouvement pourrait s'accélérer en cette ère post-Covid. Pendant la crise, le consommateur s'en est remis davantage aux produits éthiques et durables, et aux circuits courts. Nous avons franchi une étape en constatant que cette façon de faire était possible, même à plus grande échelle, côté consommateurs comme côté entreprises. Certes, certaines ont maintenu des comportements peu louables, mais leur image de marque devrait être impactée durablement. A l'inverse, le coronavirus a aussi été l'occasion de beaux exemples d'innovation collaborative, comme le travail conjoint entre Air Liquide, le groupe PSA, Valeo, Schneider Electric et une foule d'autres partenaires qui ont mutualisé leurs expertises pour innover et produire 10.000 respirateurs en urgence.

Tout y est : l'adaptation au nouveau besoin du client, la solidarité, l'agilité, l'innovation à plusieurs.

 

Propos recueillis par Julie Le Bolzer pour Les Echos.