Cet article a été co-écrit avec Minelle Silva, Professeur associé en Supply Chain Sustainability, pôle supply chain, purchasing, project management, Excelia
Ces dernières années, la crise du Covid-19 suivie par le conflit russo-ukrainien ont mis en évidence la fragilité de nos systèmes économiques et sociaux. Ces crises mettent à rude épreuve les chaînes d’approvisionnement internationales (ou supply chains). Ruptures à tous les échelons, augmentation des coûts des matières premières, difficultés à prévoir une demande toujours plus volatile, complexité et interconnexion des supply chains à l’international… Face à cela, le concept de résilience, qui désigne la capacité à faire face à des perturbations, a été largement mis en avant dès le début de la crise pandémique.
Une supply chain résiliente est capable de continuer à fonctionner de manière efficace malgré les problèmes de transports ou de matériel, en adaptant rapidement ses processus et en utilisant des stratégies de contournement pour maintenir la continuité de ses opérations. Néanmoins, développer une telle capacité n’est ni aisé (par où commencer ?), ni même bon marché pour les entreprises.
Dans le même temps, les crises actuelles ont renforcé l’attrait de nombreuses entreprises pour les questions de « durabilité sociale » (au-delà de la « durabilité environnementale »), car certaines réalisent que leur succès à long terme dépend de la capacité de notre société à faire face aux défis économiques, sociaux et environnementaux.
Ainsi, ces crises ont mis en lumière la nécessité de créer et gérer des supply chains à la fois plus résilientes et plus durables, capables de faire face à des perturbations inattendues.
Prendre en compte les personnes marginalisées
Dans nos recherches, nous avons identifié qu’il existe déjà une manière de développer la résilience et la durabilité sociale de sa supply chain en s’appuyant sur des dépenses déjà existantes dans les entreprises : il s’agit des achats. Les entreprises, quels que soient leur taille ou leur secteur d’activité, procèdent en effet toutes à des achats.
Ces achats peuvent être qualifiés de directs ou d’indirects. Les achats directs sont les achats d’une entreprise pour les biens et services dont elle a un besoin immédiat pour produire ses propres produits ou services. Ils peuvent inclure des matières premières, des composants, des équipements et du personnel. Les achats indirects, en revanche, sont les achats d’une entreprise pour les biens et services dont elle a besoin pour son fonctionnement général, mais qui ne sont pas directement liés à la production de ses produits ou services. Ils peuvent inclure des fournitures de bureau, des services de nettoyage, des assurances et des services de télécommunications. Dans tous les cas, la manière dont les entreprises effectuent leurs dépenses d’achats peut contribuer à l’objectif de résilience et de durabilité.
Pour cela, elles peuvent mettre en place des achats dits « inclusifs ». Les achats inclusifs constituent une approche axée sur l’égalité des chances dans les processus d’achat. Cela implique de prendre en compte les besoins et les perspectives de tous les groupes de personnes dans la société, y compris ceux qui sont souvent marginalisés ou discriminés, lors de la sélection des fournisseurs et des biens ou services à acheter. L’objectif est de s’assurer que les personnes marginalisées aient une chance égale de participer à l’économie et de bénéficier des opportunités économiques que les achats peuvent offrir. Les achats inclusifs peuvent donc être développés tant pour les achats directs qu’indirects.
Fin 2020, sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 40 multinationales ont créé une coalition nommée Business for Inclusive Growth (B4IG) afin de contribuer à une « relance inclusive ». L’un des objectifs est notamment de renforcer les pratiques d’achats inclusifs et de les diffuser dans l’écosystème. Par exemple, il est possible, dans les appels d’offres, de réserver des lots à des entreprises ou des organisations inclusives qui emploient des personnes en situation de handicap ou encore des profils dits « éloignés de l’emploi ».
Resserrer les liens
Les résultats de nos recherches menées pendant la crise du Covid-19 montrent que, grâce aux achats inclusifs, il existe un renforcement drastique des liens entre l’entreprise acheteuse et ses fournisseurs afin de suivre le développement des moyens et si les objectifs d’inclusion sociale sont bien atteints.
Ce resserrement des liens permet aussi, par rebond, l’amplification de quatre capacités opérationnelles de résilience de la supply chain : il s’agit de la « visibilité », l’« adaptabilité », la « collaboration » et la « solidité financière de l’entreprise ». En outre, les achats inclusifs permettent une capacité nommée « autonomisation » (ou empowerment) qui contribue également à une forme de résilience chez les fournisseurs, et donc dans l’ensemble de la supply chain, puisque l’éradication des ruptures en amont évite qu’un effet ricochet se produise vers l’aval.
Nous avons observé concrètement ce cercle vertueux entre une multinationale du secteur de la cosmétique qui a lancé son programme d’achats inclusifs depuis plus de dix ans et ses fournisseurs situés à travers le monde. Une responsable des achats durables témoigne :
« Je suis très heureuse et fière parce que nous avons augmenté notre impact social malgré la crise, ce qui est un peu une surprise, pour être honnête avec vous. […] parce que nous travaillons beaucoup avec des fournisseurs à long terme, nous avons réussi ensemble, en maintenant et même en augmentant notre engagement. »
Bien sûr, la multinationale s’est appuyée sur des reins solides pour soutenir financièrement ses fournisseurs engagés dans l’inclusion sociale :
« Nous avons dit à certains fournisseurs du programme : “pour l’instant, nous n’avons plus besoin de votre produit, il n’y a plus de demande. On ne peut pas le vendre, donc on ne l’achètera pas, mais on compensera”. »
Un autre acheteur que nous avons interrogé souligne l’intérêt d’une telle démarche d’inscription du partenariat dans un temps long :
« Nous partageons les bonnes pratiques [avec les fournisseurs] et ils partagent les leurs avec nous. Cela contribue à avoir une supply chain résiliente. »
Ainsi, alors que les recherches montrent que les entreprises qui ont des supply chains durables ont été mieux préparées à faire face aux crises et sont en meilleure mesure de maintenir une continuité des opérations, nos travaux montrent que grâce aux achats « inclusifs » en particulier, d’autres entreprises avec des moyens plus limités peuvent aussi espérer atteindre une plus grande durabilité sociale et résilience : il s’agit pour elle de choisir une manière inclusive de dépenser.
L’enjeu devient aujourd’hui d’autant plus crucial du côté des organisations publiques. En effet, le Code de la commande publique exigera que 100 % des achats prennent en compte de tels critères dès 2025. Nul doute que par effet de mimétisme, les entreprises du privé leur emboîteront le pas…
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