Face au changement climatique, Bordeaux a-t-il besoin de nouveaux cépages ?

Alimentation, Vin & Hospitalité

publication du 11/06/2021

L’Institut National des Appellations d’Origines (INAO), fondé en 1935, avait pour vocation de protéger les noms des terroirs viticoles historiques et de reconnaître officiellement des aires d’appellations qui, de par leur géologie, leur topographie, leur climat et leur encépagement, avaient démontré un potentiel qualitatif supérieur.

L’INAO a aussi comme mission de définir les règles qui encadrent la production dans ces aires d’appellation et notamment l’encépagement autorisé.

Depuis 1935, le monde, et a fortiori le monde viti-vinicole, a observé et subi les conséquences d’un changement climatique d’origine anthropique. Un nouveau défi, qui se traduit par une hausse des températures mais aussi par une variabilité climatique accentuée, qui a mis à mal certains équilibres naturels. 

Face à ces changements et à leurs conséquences, Bordeaux a décidé d’expérimenter en élargissant, sur les appellations d’origines contrôlées (AOC) Bordeaux et Bordeaux Supérieur, la palette de cépages autorisés. Jeremy Cukierman s’interroge sur la légitimité de ces évolutions et les menaces qu’elles peuvent faire peser sur le terroir bordelais. Il propose de nouvelles pistes de réflexion à explorer.

Pourquoi de nouveaux cépages dans le cahier des charges des appellations Bordeaux et Bordeaux Supérieur ?

L’INAO a autorisé, à partir de ce millésime 2021, l’introduction de six nouveaux cépages parmi 52 testés depuis 2009 dans le cahier des charges des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur, dans une perspective expérimentale face au changement climatique.

Ces nouveaux cépages doivent représenter un maximum de 5% des surfaces plantées et de 10% de l’assemblage final. Quatre cépages rouges (l’Arinarnoa, le Castets, le Marselan et le Touriga Nacional) complétés par deux cépages blancs (l’Alvarhino et le Liliorila) viennent donc rejoindre les cépages autorisés jusqu’à maintenant.

Cette expérimentation est autorisée pour une décennie et renouvelable une fois. 

Ces six cépages avaient été proposés dès 2019 par les syndicats des deux appellations pour leur supposé intérêt agronomique mais aussi gustatif, climatique.

Cette sélection résulte d’une expérimentation conduite depuis 2009 sur une parcelle expérimentale de l’INRA à Villenave d’Ornon.

 Le choix s’est porté en premier lieu sur :

  • Des cépages au débourrement plus tardif afin de minimiser l’impact des gels printaniers
  • Des cépages à maturation lente pour tenter de produire des profils organoleptiques moins capiteux et de maintenir les équilibres alcool-acidité à la vendange
  • Des cépages qui ont prouvé leur résistance à la chaleur et seraient moins sensibles aux phénomènes d’échaudage de plus en plus récurrents. 

Voici pour les faits et les objectifs qui, on doit le reconnaître, sont louables et légitimes face aux défis climatiques et à l’urgence.

Pour autant, un certain nombre de questions restent en suspens.  

De véritables questions sur l’adéquation entre le terroir bordelais et ces nouveaux cépages

Les réponses obtenues proviennent d’une seule parcelle expérimentale, loin d’être représentative des microclimats de la région et surtout de la variété géologique bordelaise.

Qui plus est, cette expérimentation a débuté en 2009.

Onze ans, une période bien courte pour la viticulture quand il s’agit d’avoir du recul et d’octroyer le tampon de l’AOC dans une région historique. Et d’autant plus courte si nous comparons à l’antériorité des cépages utilisés jusqu’alors. 

Le Touriga Nacional a incontestablement prouvé sa noblesse dans le Douro ou à Dao au Portugal, sur des granits, des schistes et des vignobles escarpés.

Peu de points communs avec Bordeaux au niveau géologique ou topographique.

L’Alvarinho ? Un cépage blanc très intéressant également mais tant en Galice espagnole que dans la région de Minho au Portugal, les conditions géologiques sont à nouveaux très différentes de celles du vignoble bordelais.

Le terroir est une équation complexe basée sur le sol, le climat, la topographie, la main de l’homme et…le ou les cépages !

Le vigneron est l’ambassadeur de ce terroir, de cette histoire, de ce patrimoine qui se transmet. Une génération peut-elle bouleverser un ordre établi, sans avoir toutes les réponses ?

Le fait que le changement climatique appelle à la réaction est une chose, mais cette réaction n’impose pas la précipitation, d’autant qu’il existe d’autres réponses. 

Un test dans les aires d’appellation ? 

L’histoire du vin nous montre que pour confirmer, il faut du temps. Face au changement climatique, le temps est un luxe.

Que l’expérimentation s’impose et que toutes les solutions soient explorées n’appelle pas au débat.

Pour autant, faut-il prendre des décisions drastiques, lourdes de sens, qui touchent à l’identité dans le cadre de deux AOC ?

Pourquoi officialiser avant de savoir et d’avoir du recul ? Produire ces cépages hors des aires d’appellations n’est pas compliqué.

Cela permettrait d’obtenir de véritables réponses, tant agronomiques que gustatives ou commerciales, avant de modifier les cahiers des charges.

Répondre à des questions par d’autres questions

Le potentiel gustatif de ces nouveaux cépages reste, pour certains d’entre eux du moins, à démontrer. La diversité variétale est certainement une voie à explorer, s’il n’y a pas nivellement par le bas.

Les exemples de grands vins produits à partir du Marselan ne sont par exemple pas légion et beaucoup de vignerons se sont même détournés de cette variété, compte tenu de la qualité des vins produits.

Quant aux autres cépages, comme nous l’avons évoqué, leur potentiel gustatif dans le contexte bordelais reste à démontrer.

Les AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur ont avant tout besoin de garanties qualitatives.

Deux appellations aux surfaces importantes qui ont aujourd’hui besoin avant tout de redémontrer leur valeur à travers leur potentiel qualitatif.

Se reposer sur certains cépages qui ne rassemblent pas a priori les amateurs ne semble pas le plus stratégique. 

En parallèle, le vignoble a déjà un certain nombre de réponses pourtant peu mises en avant, à l’inverse de ces évolutions d’encépagement :

  • Le matériel végétal tout d’abord. Les sélections clonales effectuées il y a des décennies pour leur capacité à mûrir et mûrir vite, devraient peut-être laisser la place à des sélections massales qui prennent en compte la donnée climat en observant puis en isolant des individus à la maturation plus lente. 
  • La gestion de la surface foliaire est une autre piste. Les effeuillages et les rognages effrénés, lorsqu’il y avait course pour la maturité, ne sont que des accélérateurs d’échaudage, alors que d’autres systèmes peuvent aider à maintenir ventilation dans la canopée et effet d’ombre en période très chaude. 
  • La gestion des sols et du rapport carbone/azote est aussi un élément de la réponse pour de meilleurs équilibres nutritionnels. 

Il faut aussi que le monde du vin écoute les anciens qui avaient une arme des plus efficaces, l’observation. Les grands vignobles se sont construits grâce à eux.

Ils avaient constaté, à juste titre, que certains cépages répondaient mieux sur certains sols. Le merlot et l’argile faisaient, par exemple, un très beau mariage.

Le monde de l’impatience est venu bouleverser ces constats.

Le Cabernet franc et le Cabernet Sauvignon offrent peut-être plus de garanties, sur certains sols, avec des potentiels alcooliques plus faibles à la vendange et une acidité souvent préservée. 

Nous avons déjà certaines solutions à portée de main.

Commençons par les réponses avant de poser d’autres questions, surtout s’il y a urgence. 
En viticulture, la prudence et l’humilité s’imposent.

Seul le temps apporte des réponses. Il serait donc peut-être opportun de s’appuyer sur des acquis ou des pistes solides, plutôt que d’expérimenter lorsqu’il s’agit d’un patrimoine historique, officiellement reconnu et protégé. 

Ce point de vue a été présenté dans le cadre de la soirée des trophée Bordeaux Vignoble Engagé dont KEDGE est partenaire.

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