En 1728, Caleb Philipps, considéré comme le précurseur de l’enseignement à distance, postait une annonce dans La Gazette de Boston pour proposer des cours de sténographie. Au XIXe siècle, l’Angleterre y recourt massivement pour fournir sous plis à ses concitoyens exilés en Inde les savoirs dispensés dans ses plus prestigieuses universités.
Face aux contraintes financières de notre système éducatif en prise avec l’augmentation du nombre d’élèves et l’influence des accréditations et des pratiques américaines, un grand nombre d’écoles de commerce et d’universités ont pris le virage de l’enseignement à distance. Mais il est une part de la connaissance qui est peu, voire pas transmissible à distance en raison de la proximité et de l’intimité qu’elle requiert.
Comme l’écrivait Platon dans son allégorie de la caverne, le professeur sort l’homme de l’obscurité, de l’ignorance, et l’aide à « passer le pont », selon les mots de Michel Serres. Un pont qui n’est pas uniquement fait de connaissances techniques.
Des liens entre présent et passé
Les technologies ont une vertu incontestée : la profusion de sources d’informations. Il y en a partout. Les moteurs de recherche regorgent de références. Mais le résultat est là : les étudiants d’aujourd’hui ne sont pas plus « cultivés » que ceux d’hier, tout du moins dans ce qu’ils sont supposés savoir dans chacune des disciplines enseignées. Pour que le savoir les atteigne, il est important qu’il soit incarné et que le professeur sache adopter une posture de narrateur.
Nous pouvons « raconter » notre discipline comme nous raconterions une histoire, ce qui ouvre d’autres fenêtres sur une connaissance contemporaine. Montrer par exemple pourquoi et comment le Colisée de Rome, les abbayes cisterciennes, les caravansérails, les vitraux des cathédrales témoignent d’une démarche marketing avant-gardiste du service. Ces vestiges sont la preuve de l’existence précoce d’une parfaite maîtrise de l’organisation et de la planification d’un service, discipline officiellement née en 1977.
On peut expliquer aussi en quoi la performance des back office et des techniques de supply chain ne sont pas l’apanage de Carrefour, Ikea ou FedEx et que la caste des Dabbawalas en Inde fait aussi bien avec comme seul outil une charrue tirée à bras d’homme. En somme, prendre les chemins de traverse de la connaissance.
Apprendre à douter
Chaque décennie voit naître un nouveau monde avec des codes, des valeurs, des référentiels, des « héros » voire des mots différents. En dépit de cela, mais aussi à cause de cela, nos étudiants sont naturellement en prise avec leurs croyances, certitudes, jugements, fausses idées reçues qui inhibent la génération d’idées nouvelles, ce dont les entreprises ont plus que jamais besoin aujourd’hui. Si l’étudiant croit quelque chose de faux, son rapport au réel est alors erroné.
Notre rôle est justement de transformer ces « prismes » en idées nouvelles, intelligibles et constructives. Et donc d’apprendre à l’étudiant à douter. Le doute fait partie du processus de décision d’un bon manager. Hegel disait : « Le scepticisme est l’énergie de l’esprit » car il s’attaque aux dogmes et aux croyances.
L’étudiant ne voit dans l’entreprise que la face émergée de l’iceberg et ne connaît souvent qu’à ses dépens celle immergée. « Être » dans l’entreprise est une chose (le fameux savoir-être) mais y « vivre » est autre chose. Comme l’envisageait Rousseau, enseigner c’est aussi enseigner à vivre.
Notre rôle ne se limite pas à transmettre les concepts d’une discipline (qu’il peut trouver dans n’importe quelle bibliothèque virtuelle) mais de leur faciliter l’entrée et la vie en entreprise. Témoigner de la façon dont nous y sommes parvenus. Relater nos expériences, nos peurs, nos échecs. Leur montrer concrètement que nous avons réussi en ayant, comme eux, la peur chevillée au corps.
Nous l’avons compris, l’enseignement, tout comme l’entreprise que nous enseignons, est avant tout une aventure humaine. Michel Serres écrit que l’être humain a perdu la mémoire subjective mais qu’elle s’est objectivement externalisée dans les objets (technologies, écrans, sites), phénomène qu’il qualifie de « darwinisme de la technique ». Oui, nous sommes définitivement à l’aube d’un nouveau cycle d’évolution des méthodes de transmissions de la connaissance. Reste à savoir si ce que nous transmettions « d’homme à homme » était utile ou pas.