De l’informel au formel : les communautés produisent de connaissances, l’entreprise en profite

Management

publication du 18/02/2025

Karine Goglio, professeure à KEDGE, Florence Crespin-Mazet, professeure à KEDGE, Laurent Simon, professeur à Mosaic HEC Montréal et Patrick Cohendet, professeur Mosaic HEC Montréal consacrent cet article à la production de connaissances aux sein des communautés.

Dès 1986, dans son célèbre ouvrage Complex Organizations (1986, McGraw-Hill), Perrow suggère que nous vivons dans une société d’organisations dont les caractéristiques remettent en question ces mécanismes d’organisation traditionnels. Ainsi, la nouvelle vision de l’entreprise considère celle-ci comme une entité sociale dotée à la fois d’une dimension d’inclusion formelle et d’une dimension informelle et émergente fondée sur les liens interpersonnels de ses membres. Plusieurs auteurs soulignent l’enchevêtrement complexe et changeant de ces relations et conseillent de prendre en compte ces deux aspects pour avoir une compréhension complète de l’organisation (McEvily, Soda, Tortoriello, 2014).

Alors que la dimension formelle des organisations (systèmes de contrôle et d’incitation, structure d’autorité pour arbitrer les conflits, aménagement d’espaces de négociation) est garante de la fiabilité et de la reproductibilité des procédures et des routines, les structures organiques et informelles sont associées à la flexibilité, l’innovation et à la création de nouvelles connaissances (capitalisation de bonnes pratiques, résolution de problèmes, développement de nouvelles idées). La littérature sur les communautés de connaissances (p. ex. Amin, Roberts, 2008) propose que la création et le développement de nouvelles connaissances ont lieu dans des communautés considérées comme des structures informelles, tandis que la mise en œuvre et la systématisation des connaissances qu’elles produisent sont effectuées dans des structures formelles. Ces communautés de connaissance sont des groupes de personnes liées par des intérêts, des pratiques ou des passions communes, qui interagissent et échangent des informations régulièrement, principalement de manière informelle et non organisée, et en dehors des lignes d’autorité habituelles.

Ces communautés sont décrites comme des moyens efficaces de favoriser : l’apprentissage individuel et collectif, la résolution collaborative de problèmes, l’innovation collaborative et l’innovation sociale, grâce au partage et à la création de connaissances (Brown, Duguid, 1991).

La séparation des tâches cognitives entre les structures formelles de l’entreprise et ses communautés de connaissances soulève la question de savoir comment les deux sont coordonnées. Quels sont les mécanismes permettant aux connaissances générées dans les communautés d’être validées et appropriées par la structure formelle de leur organisation ?

Le problème de la combinaison et de l’adaptation des logiques managériales et communautaires implique de gérer l’équilibre délicat entre l’auto-organisation et le contrôle. L’enjeu est d’éviter le risque de tuer la production de nouvelles connaissances, tout en préservant l’autonomie et le fonctionnement interne des communautés. Les difficultés d’intégration peuvent également être liées au manque d’alignement des productions communautaires à la stratégie d’entreprise ou à une différence de sens accordé à l’innovation : la communauté peut aussi constituer un espace où les connaissances produites restent piégées et n’atteignent pas l’extérieur de la communauté (Goglio et al., 2023).

Pour surmonter ces difficultés, la littérature propose cinq principaux mécanismes de coordination entre les structures formelles et informelles de l’organisation.

Tout d’abord, l’intégration de l’intrapreneuriat dans l’approche communautaire. Dans ce cas, les membres des communautés ayant des idées bénéficient du soutien de leur entreprise pour les traduire en réalité. L’entreprise apporte son aide précieuse en mettant en place des moyens d’incubation (exemple : moyens et méthodes de prototypage rapide) pour transformer les idées en réalisations compétitives. Ce soutien ne s’apparente pas à un contrôle : la structure formelle n’impose pas la direction à prendre mais choisit les idées qui l’intéressent pour les soutenir. Elle peut aussi mettre en place des processus de reconnaissance pour légitimer les contributions des membres-intrapreneurs dans l’innovation (Sarazin, Cohendet, Simon, 2017).

Dans le second cas, les communautés informelles se développent dans les interstices de la structure formelle. Par conséquent, si les managers agissent sur la structure formelle, ils influenceront mécaniquement la structure informelle (Clement, Puranam, 2017). Ce mécanisme ne peut que fonctionner lorsque les communautés de connaissances produisent de nouvelles connaissances alignées avec la stratégie.

Dans le troisième cas, il s’agit de s’assurer que les objectifs de l’entreprise et des communautés sont alignés, tout en laissant la communauté libre de s’organiser comme elle le souhaite (McDermott, Archibald, 2010). Un travail de frontière orchestré par des acteurs frontières peut faciliter la diffusion et l’appropriation de nouvelles connaissances auprès des décideurs de l’entreprise (Schulte et al., 2020) voire auprès de ses autres communautés.

La quatrième solution consiste à mettre en place une gouvernance communautaire basée sur les rôles de coordinateur et de sponsor (McDermott, Archibald 2010). Le risque est que le caractère véritablement « communautaire » des communautés disparaisse. La direction peut alors considérer les communautés comme des services ou des groupes de projet qui peuvent être gérés de manière traditionnelle. Les communautés engagées dans des activités exploratoires qui n’entrent pas en résonance avec la structure formelle, risquent alors de manquer de soutien.

Dans ces solutions, les mécanismes précis par lesquels les communautés peuvent être articulées avec la structure formelle et comment leurs connaissances peuvent être incorporées dans les structures formelles restent relativement inexpliqués.

Plus récemment, certains auteurs évoquent une cinquième forme de coordination via la création par l’entreprise de structures frontière internes dans l’alignement des productions des communautés à la stratégie de l’organisation et dans la négociation de leur acceptation par les cadres supérieurs. Elles sont positionnées entre la couche formelle de l’organisation et sa couche informelle (communautés) afin d’assurer la coordination et l’alignement stratégique entre les deux.

En appliquant les travaux sur les villes créatives à l’entreprise, Cohendet et al. (2010) font alors référence à la notion de middleground. Cette littérature a montré que l’innovation repose sur l’existence de trois couches créatives qui se complètent pour explorer et exploiter les connaissances (Simon, 2009 ; Cohendet et Zapata 2009 ; Cohendet et al., 2010) : l’upperground composé des structures formelles telles que les entreprises, organisations et institutions, le middleground composé des structures informelles (communautés, clubs, associations, plateformes de connaissances) et l’underground composé des individus engagés de manière informelle dans les activités créatives, scientifiques, technologiques ou artistiques.

Tandis que Cohendet et al. (2010) appliquent le modèle du middleground à l’entreprise, d’autres (Crespin, Goglio, Dupouet, Neukam, 2023) parlent d’une structure-frontière dotée de caractéristiques semi-formelles : objectifs et indicateurs de performance (formels), sponsorship de l’organisation (sans liens hiérarchiques avec le reste de l’organisation), auto-organisation, double appartenance de leurs membres (communautés et structure semi-formelle) leur conférant leur légitimité interne.

Pour étudier les relations entre les communautés de connaissances et les structures formelles, il est nécessaire de répondre à plusieurs questions relevant de :

  • Contrôle vs autonomie : Quels sont les mécanismes de management permettant de garantir l’alignement des travaux de la communauté avec les objectifs de l’entreprise ? Quelles sont les conséquences d’un non-alignement pour la communauté ? Comment l’entreprise peut-elle soutenir une communauté sans nécessairement en attendre un retour immédiat ? Comment l’entreprise peut-elle soutenir les initiatives communautaires sans les contrôler et les faire siennes ?
  • Appropriation des productions communautaires : Comment les connaissances développées dans les communautés se déplacent vers les structures formelles et sont adoptées ? Comment s’opère (par qui, via quels leviers) la validation et l’appropriation des connaissances produites par les communautés par l’organisation formelle ? Quels mécanismes permettent aux connaissances générées dans les communautés d’être validées et appropriées par la structure formelle ? Comment passer de la production d’idées et de connaissances à leur intégration dans le processus d’innovation de l’organisation ? Quel est le rôle des acteurs frontières et/ou des intermédiaires de l’innovation dans le transfert de connaissances d’une communauté vers son entreprise mère ? Quel est le rôle des structures frontières internes dans l’alignement des résultats des communautés sur la stratégie de l’organisation et dans la négociation de leur acceptation par les cadres supérieurs ?
  • Valorisation du travail communautaire : Comment la structure formelle valorise-t-elle les productions des communautés (mode et mécanismes d’appréciation de la valeur) ? Comment la structure formelle valorise-t-elle l’appartenance et/ou la contribution de ses salariés à une communauté (leader, membre, sponsor…) ? Comment démontrer la valeur des communautés pour les membres, pour les personnes extérieures et pour l’organisation ?
  • Soutien de l’entreprise mère envers ses communautés : Quel est le rôle d’un programme de communautés d’entreprise dans le soutien aux communautés ? Peut-il jouer le rôle de structure frontière entre les communautés et l’organisation formelle ? Quel est le profil et les qualités indispensables à un leader pour animer et soutenir une communauté ? Quel est le rôle d’un sponsor dans le soutien et la valorisation des communautés ? Quels sont les mécanismes de management permettant de soutenir le développement de pratiques innovantes au sein des communautés de connaissances ?

Références

Amin, A., Roberts, J., (2008). Community, Economic Creativity, And Organisation, Oxford University Press, Oxford.

Brown, J. S., Duguid, P. (1991). Organizational learning and communities-of-practice: Toward a unified view of working, learning, and innovation. Organization Science, 2(1), 40-57.

Clement, J., Puranam, P. (2017). Searching for Structure: Formal Organization Design as a Guide to Network Evolution. Management Science, (August), mnsc.2017.2807.

Cohendet, P., Zapata, S. (2009). Innovation and Creativity: Is there Economic Significance to the Creative City? International Management, 13, 23-36.

Cohendet, P., Grandadam, D., Simon, L. (2010). The Anatomy of the Creative City. Industry and Innovation, 17(1), 91-111.

Crespin-Mazet, F., Dupouet, O., Goglio, K, Neukam, M (2023). Harnessing Internal Communities: the role of boundary structures. Management International, 27(4).

Goglio, K, Crespin-Mazet, F., Simon, L., Cohendet, P. Wenger-Trayner, E. (2023). Managing with communities for innovation, agility, and resilience. European Management Journal, 41(4), 4534-539. 

McEvily, B., Soda, G., Tortoriello, M. (2014). More formally: Rediscovering the missing link between formal organization and informal social structure. Academy of Management Annals, 8(1), 299-345.

McDermott, R., Archibald, D. (2010). Harnessing your staff’s informal networks. Harvard Business Review, 88(3), 82-89.

Sarazin, B., Cohendet, P., Simon, L. (2017). Les communautés d’innovation : de la liberté créatrice à l’innovation organisée. Éditions EMS.

Schulte, B., Andresen, F., Koller, H. (2020). Exploring the embeddedness of an informal community of practice within a formal organizational context: A case study in the German military. Journal of Leadership & Organizational Studies, 27, 153-179.

Simon, L. (2009). Underground, upperground et middleground : les collectifs créatifs et la capacité créative de la ville, Management International, 13, 37-51.

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