Une page historique vient de se tourner chez Tereos, la grande coopérative sucrière.
Après une longue et éprouvante bataille entamée il y a plus de deux ans, une fraction d’élus, revendiquant le soutien de la majorité des coopérateurs, a réussi à prendre le pouvoir et à démettre de ses fonctions l’ancien Directeur Général, Alexis Duval.
Autour de lui, c’est également une autre partie des élus qui avait fait bloc et qui a donc perdu cette ultime bataille. Le cas Tereos qui a défrayé la chronique est riche d’enseignements pour les observateurs du monde coopératif et les spécialistes de gouvernance.
Dans cette tribune co-rédigée avec mon collègue Bertrand Valiorgue en 2018, nous avions tenté de décrypter le début de « l’affaire » Tereos, et nous avions identifié quelques points saillants et les signaux d’alerte existants il y a plus de deux ans déjà.
Nous pointions des pratiques discutables et le fait que la gouvernance de Tereos ne semblait pas à la hauteur des enjeux pour un tel groupe.
En effet pour bien se représenter ce que pèse Tereos, on parle d’un groupe de 22 300 salariés et de 12000 coopérateurs, ce qui les place au 4e rang des coopératives agricoles françaises et à la seconde place mondiale de son secteur d’activité.
A titre de comparaison, la taille de Tereos lui permettrait aisément d’intégrer le CAC40, l’indice phare de la bourse de Paris (aux alentours de la 35e plus grosse capitalisation).
On parle donc bien d’un groupe coopératif de taille mondiale, nécessitant un pilotage précis et devant disposer de pratiques et d’une gouvernance pointues.
Dans un contexte économique compliqué (fin des quotas sucriers, crise de surproduction et baisse des prix notamment), les coopérateurs de Tereos ont peu à peu exprimé leur inquiétude grandissante face à une situation qui se dégradait mois après mois.
Des coopérateurs se sont rangés derrière une partie des élus contestataires afin d’obtenir une inflexion de la stratégie et des résultats de la coopérative.
A cela s’ajoutaient également les craintes liées à une politique de diversification relativement opaque, mal maitrisée et potentiellement déstabilisatrice pour l’ensemble du groupe.
En parallèle, l’endettement du groupe a explosé ces dernières années (il est estimé à 2,5 milliards d’euros pour un CA de 4,5 milliards), le contraignant à emprunter à des taux élevés ces derniers mois afin de faire face à ses engagements ou encore à explorer la piste inédite d’une ouverture du capital de la coopérative.
En 2018/2019, la direction s’était même engagée dans une accélération de la diversification à l’étranger afin de compenser les pertes en Europe.
Cette stratégie fut qualifiée de « fuite en avant » par les adhérents contestataires, pointant du doigt l’impossibilité de poursuivre une stratégie surtout consommatrice de liquidités.
Face à ce constat, et au manque de transparence des dirigeants sur la situation du groupe, une partie des élus et des coopérateurs se sont donc engagés dans une bataille visant in fine à instaurer un changement de gouvernance, afin que les coopérateurs reprennent en main leur coopérative.
Après une longue bataille juridique, médiatique et démocratique, les élus contestataires ont fini par emporter la décision et le soutien d’une majorité suffisante de coopérateurs.
Le cas Tereos est emblématique à la fois des dérives potentielles de la gouvernance des coopératives mais est également riche d’une foule d’enseignements.
Cette crise a en effet presque parfaitement illustré les dérives potentiellement dévastatrices susceptibles de toucher les coopératives agricoles.
Une succession dynastique jamais vue à ce niveau à la tête de l’entreprise (Alexis Duval étant le fils du précédent DG, lui-même fils d’un des fondateurs de la coopérative), un isolement croissant des élus et une asymétrie d’informations très forte et manifestement entretenue à dessein, qui empêchait les élus et les adhérents de connaitre l’état exact de la situation du groupe.
Par ailleurs, la diversification importante du groupe, tant en termes d’activités que de pays, a augmenté la complexité et l’opacité du pilotage, renforçant encore plus le rôle de clé de voûte du directeur général, Alexis Duval.
Dans le cadre de nos travaux, nous avions identifié quatre situations typiques de la gouvernance des coopératives agricoles.
A n’en pas douter, le cas Tereos illustre à merveille ce que nous avons appelé « l’autocratie des gouvernants » (note 1), correspondant à une collusion et une proximité « malsaine » entre les dirigeants et les élus, empêchant tout examen serein et objectif de la situation de la coopérative.
Il en résulte un isolement progressif de la gouvernance vis-à-vis des adhérents de la coopérative.
Ces derniers se sentent alors dépossédés et ont le sentiment que la coopérative leur échappe et que cette dernière évolue en fonction de la volonté d’une poignée d’individus, n’ayant que peu ou pas de comptes à rendre.
En effet, une des caractéristiques de ce cas de figure est de rendre inopérants les systèmes de contrôle et de contre-pouvoirs existants normalement dans tout système de gouvernance.
Le cas était si emblématique qu’il a évidemment agité le monde coopératif mais également des instances nationales comme le Haut Conseil de la Coopération Agricole (HCCA) et est même remonté au plus haut niveau du gouvernement et de la représentation nationale (comme en témoigne le débatorganisé au Sénat le 15 janvier 2019, à l’initiative du sénateur Louault ).
La seconde question que l’on est en droit de se poser, est de se demander si ces dérives sont inéluctables ?
La réponse n’est pas évidente a priori mais on peut affirmer que non. En effet, il n’y a de fatalité à ce qu’une coopérative, de taille modeste ou mondiale, soit « mal » gouvernée.
Certes l’exercice du pouvoir est plus complexe dans une coopérative de grande taille et la démocratie y est moins directe comme l’ont montré les travaux de plusieurs collègues (Note 2).
Cependant, une petite comme une grande coopérative peuvent être mal ou bien gouvernées et il n’y pas de lien automatique entre taille et bonne ou mauvaise gouvernance.
Si on pousse l’analyse encore plus loin, on pourrait même souligner que la taille augmente les exigences aboutissant, en théorie, à ce qu’une coopérative soit mieux gouvernée car cela implique de réfléchir en profondeur à l’animation et aux systèmes de délégation et de représentation successives des agriculteurs.
Nos travaux, ont montré que, dans des coopératives de grande taille, la gouvernance pouvait permettre d’associer de façon très pertinente les élus et les adhérents (Note 3).
Le cas Tereos met en évidence par ailleurs un troisième questionnement important : le développement des coopératives est-il inéluctable et peu maitrisable par les adhérents ? Une fois encore, il n’y pas de réponse automatique.
Nos travaux comme ceux des collègues, montrent que tout dépend des étapes préalables et du sens de la diversification Est-elle liée au projet collectif et coopératif ou vient-elle seulement servir les intérêts des dirigeants et d’une poignée de coopérateurs ?
L’enjeu est donc bien la construction et la légitimation du projet stratégique en lien avec le projet coopératif de l’organisation. En fonction des cas de figures et des filières, une diversification plus ou moins poussée peut avoir du sens.
Dans le cas de Tereos, il semblerait, que la diversification du groupe, notamment géographique, à la fois rapide et importante, ait pu déstabiliser les fondamentaux du groupe.
Un dernier point est relatif à une question plus fondamentale : dans quel intérêt doit être géré un groupe coopératif ou une coopérative ?
Le cas Tereos a mis en lumière une tension assez vive entre une partie des salariés et les coopérateurs.
En effet, les collaborateurs du groupe (deux fois plus nombreux que les adhérents) manifestent des craintes relatives au recentrage potentiel sur le cœur d’activité qui risque de se solder par des cessions d’activités et/ou des fermetures de sites.
Les élus contestataires n’ont jamais caché leur hostilité à la politique de diversification trop rapide et imprudente à leurs yeux du groupe coopératif.
Plus fondamentalement, ils reprochent également que les diversifications successives aient éloigné la coopérative de ses territoires d’origine et que les coopérateurs aient eu à financer indirectement une politique hasardeuse.
Par exemple, les pertes liées aux investissements au Mozambique (de l’ordre de 20 à 25 millions d’euros) représentent un euro la tonne de betterave perdu pour les planteurs9.
Ils souhaitent donc revenir aux fondamentaux du groupe et refocaliser le groupe sur la valeur pour l’adhérent.
Bien évidemment, ces objectifs sont diamétralement à l’opposé de ceux des salariés qui ont des craintes immédiates de cessions d’activités, de réductions d’effectif et de changement drastique de perspectives et d’objectifs.
Le 9 décembre dernier, le groupe a donc connu un mouvement de grève important, motivé par la crainte du changement de gouvernance et des conséquences sociales négatives que les syndicats et les salariés anticipent.
Ils semblaient ainsi s’opposer aux perspectives défendues par les adhérents ayant pris le pouvoir au sein de la coopérative. Le risque de scission interne est donc fort actuellement chez Tereos.
Le droit et l’histoire soulignent qu’une coopérative est à l’origine fondée par ses adhérents et doit prioritairement prendre en compte leurs intérêts mais à l’instar de toute organisation, la coopérative doit également être porteuse d’un projet rassemblant largement et permettant aussi aux collaborateurs de se projeter, tout comme les adhérents de la structure.
C’est donc la recherche d’un équilibre subtil qui doit primer.
Pour conclure, la nouvelle gouvernance, rassemblée autour du Président Gérard Clay, doit affronter des défis majeurs : redresser la coopérative, restaurer la confiance des adhérents, offrir des perspectives d’avenir et des prix plus rémunérateurs, éviter une fracture avec les collaborateurs et la fuite des individus clés.
Le groupe d’adhérents rassemblé autour de lui avait déjà entamé un véritable travail d’analyse de la situation depuis deux ans. Reste à savoir si les différents audits confirmeront ou non leurs informations et leurs craintes.
En fonction, la nouvelle équipe aura plus ou moins de marge de manœuvre afin d’offrir un avenir possible à toute une filière française et à un champion international de l’industrie sucrière.
Note 1 : Hollandts X. et Valiorgue B. (2016). Référentiel pour une gouvernance stratégique des coopératives agricoles, Fondation de l’Université Clermont-Auvergne
Note 2 : Bretos, I., Errasti, A., & Marcuello, C. (2020). Is there life after degeneration? The organizational life cycle of cooperatives under a ‘grow‐or‐die’dichotomy. Annals of Public and Cooperative Economics, 91(3), 435-458; Cook M. L. (2018). A life cycle explanation of cooperative longevity. Sustainability, 10(5), 1586.
Note 3 : Valiorgue B., Hollandts X. (2020). La contribution des administrateurs à la fabrique d’une gouvernance démocratique et stratégique dans les coopératives agricoles, le cas Limagrain, Management International,24(4), pp 125-136
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Retrouvez la première analyse développée par Xavier Hollandts avec Bertrand Valiorgue dans la tribune publiée sur The Conversation en 2018 ici : https://theconversation.com/tereos-ou-la- gouvernance-cooperative-inachevee-102364