Credit Suisse : les leçons d’une lente descente aux enfers

Finance

publication du 23/03/2023

Eric Pichet est Directeur du Mastère spécialisé Gestion patrimoniale et Immobilière-IMPI

La faillite de la banque américaine Silicon Valley Bank (SVB) a entraîné une correction des valeurs bancaires, d’abord à Wall Street, puis par contagion sur tous les grands marchés boursiers. Entre le vendredi 10 mars et le lundi 13 mars, la capitalisation boursière mondiale du secteur a perdu 465 milliards de dollars. Cette vague a traversé l’Atlantique et déstabilisé une vénérable institution helvétique créée en 1856 : le Crédit Suisse, une des 30 banques systémiques dans le monde.

Lundi 13 mars une déclaration de son principal actionnaire, la Saudi National Bank, précisait qu’elle ne participerait en aucun cas à une éventuelle recapitalisation de la banque après avoir pris une participation de près de 10 % dans le capital en octobre 2022. Les actionnaires se sont alors inquiétés, faisant chuter le cours de 30 %, ce qui a amené les déposants à retirer leurs fonds.

Devant la gravité de la situation, l’État helvétique a alors négocié directement avec UBS une reprise du Crédit Suisse avec une garantie de passif confédéral. L’autre géant bancaire zurichois a rapidement annoncé le rachat de son homologue, le dimanche 19 mars, « pour rétablir la confiance ».

De graves déficiences dans la gestion des risques du Crédit Suisse sont apparues au cours des deux dernières années. En avril 2021, nous avions souligné les difficultés des banques à maîtriser leurs départements spécialisés dans le métier très rentable de « prime broker », qui offre une large gamme de services aux fonds spéculatifs, comme l’avait démontré l’affaire Archegos.

La déconfiture de ce fonds, à la suite de prises de position à fort effet de levier sur des valeurs technologiques, avait laissé une ardoise totale de quelque 10 milliards de dollars principalement au Crédit Suisse (4,7) et au japonais Nomura (2 milliards).

La banque a également perdu 2,6 milliards de dollars dans le cadre de la faillite de Greensill en juin 2021, une jeune société londonienne qui finançait à court terme des entreprises en titrisant ses prêts auprès du Crédit Suisse Asset Management. Au terme de son enquête, le 28 février 2023, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma, le régulateur suisse) déclarait même que la banque avait « gravement manqué à ses obligations prudentielles en matière de gestion des risques ».

Enfin, dans l’affaire des « tuna bonds » du Mozambique, la banque a accepté de payer, le 19 octobre 2021, 475 millions de dollars dans le cadre d’un accord avec les autorités américaines, britanniques et suisses. L’objectif était alors d’éteindre les poursuites liées à des prêts aux entreprises d’État du Mozambique, officiellement pour financer des navires-patrouilleurs et de pêche au thon, mais qui dissimulaient un vaste système de corruption des proches du pouvoir.

Des activités opaques et illégales

Plus grave encore pour la réputation de la banque, à ces défaillances opérationnelles s’est ajoutée une série de scandales de blanchiment d’argent de grande ampleur. En 2020, la banque est accusée d’avoir financé un cartel de drogue bulgare et devient même le 27 juin 2022 la première grande banque à être condamnée au pénal par le Tribunal pénal fédéral.

En février 2022, l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium regroupant 47 médias, dont Le Monde et le New York Times, publie une enquête appelée Suisse secrets à partir de données transmises par un lanceur d’alerte au quotient allemand Süddeutsche Zeitung.

Cette enquête dévoile les activités illégales menées par la banque pour couvrir de vastes opérations de blanchiment pour le compte de dictateurs et d’hommes politiques corrompus, de grandes fortunes à l’origine illicite, de personnes privées ou morales frappées par des sanctions internationales, voire de réseaux criminels ou mafieux.

Le Crédit Suisse se croyait sans doute protégé ad vitam aeternam par le sacro-saint secret bancaire suisse, inscrit dans la loi en 1934 et qui punissait explicitement de prison quiconque divulguerait des informations confidentielles. Mais en 2009, sous pression américaine, le conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz annonçait la fin de ce secret bancaire, qui avait longtemps servi d’argument commercial infaillible aux banques suisses. Il est vrai qu’il entrait en contradiction avec les engagements internationaux de la Confédération en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment.

La revanche d’UBS

Ironie de l’histoire, c’est l’UBS, elle-même au bord du gouffre en 2008 au point d’avoir été sauvé par le gouvernement suisse de l’époque qui a été appelé par ce même gouvernement à reprendre le Crédit Suisse, aidé en cela par l’évolution des cours des deux banques. En effet le vendredi 17 mars, la capitalisation boursière de la banque helvétique n’était plus que de 7,4 milliards, soit le dixième de celle d’UBS, rendant l’acquisition sous forme d’actions peu dilutive pour les actionnaires d’UBS.

Concrètement, l’accord arraché dimanche 19 mars au soir par l’État confédéral et la Finma scelle le rachat de Crédit Suisse par UBS pour 3 milliards de francs suisses (3 milliards d’euros) payables en actions UBS, soit 76 centimes seulement pour une action qui valait encore 1,86 franc suisse le vendredi 17 mars (à comparer à des fonds propres comptables de près de 40 milliards d’euros…).

En outre, UBS bénéficie d’une garantie pouvant aller jusqu’à 9 milliards du gouvernement en cas de futures dépréciations des actifs de Crédit Suisse. De son côté, la Banque nationale suisse, outre un prêt de 50 milliards accordé au Crédit Suisse le jeudi 16 mars, a ouvert une nouvelle tranche de 50 milliards dimanche 19 mars au soir auquel s’ajoute un mécanisme de garantie des liquidités (public liquidity backstop) de 100 milliards supplémentaires pour faire face aux éventuels retraits des déposants.

Ce dispositif géant a rassuré les marchés et donné naissance à un mastodonte de la gestion d’actifs gérant plus de 5 000 milliards de dollars d’actifs pour compte de tiers, dont 3 400 milliards de dollars pour la seule gestion de fortune des particuliers, une activité traditionnellement plus stable. Ce deal renforce ainsi la place de numéro un mondial que détenait déjà UBS dans le domaine mais crée une banque encore plus systémique.

La fin des « CoCo bonds » ?

Dans l’opération de sauvetage du dimanche 19 mars, l’État confédéral et la Finma ont pris une décision surprenante : ils ont décidé de faire absorber les pertes en capital en priorité aux détenteurs des obligations additionnelles Tier 1, surnommées « CoCo bonds » pour « contingent convertible bonds ». Il s’agit de titres hybrides entre capital et dette, en principe de meilleur rang que les actions. En déclenchant l’amortissement complet et instantané de leur valeur nominale, les autorités ont ainsi annulé 17 milliards d’euros alors même que les actionnaires conservaient encore 3 milliards et n’ont donc pas été totalement éliminés.

Pour la Finma, une clause du contrat d’émission de ces « CoCo bonds » prévoyait la perte totale de leur valeur en cas d’événement de dépréciation (ou « write off event »). En conséquence, le marché des « CoCo bonds », créé après la crise de 2008 et qui pèse plus de 250 milliards de dollars dans le monde, a lourdement chuté à l’annonce du plan de sauvetage.

Pour rassurer les obligataires et assurer le financement des banques via ces produits, les autorités européennes ont immédiatement précisé qu’elles considéraient toujours, contrairement à la Finma, les « CoCo bonds » comme des titres hybrides entre capital et dettes, donc prioritaires par rapport aux actions en cas de liquidation.

Des ratios en question

La débâcle du Crédit Suisse est également riche d’enseignements sur la manière dont la solidité des banques est évaluée. En effet, la banque dépassait de beaucoup les deux ratios clés que sont le CET1 et le LCR. Le premier, le ratio de solvabilité Common Equity 1, est le rapport pondéré des risques entre les fonds propres (capital + réserves), et les actifs de la banque (position de marché, crédits aux entreprises…). Il s’est durci entre les réglementations bancaires de Bâle I et Bâle III : le seuil limite se situe aujourd’hui à 10,6 % en Europe, le Crédit Suisse affichant un ratio bien supérieur de 14,1 %.

Le second, le liquidity coverage ratio (ratio de liquidité à court terme) assure que la banque dispose d’un niveau adéquat d’actifs liquides de haute qualité pouvant être convertis en liquidité pour couvrir ses besoins sur une période de 30 jours calendaires en cas de graves difficultés de financement. Ce ratio doit être supérieur ou égal à 100 % : il était de 150 % pour la banque helvétique avant la chute.

Une conclusion s’impose donc : si les ratios constituent une boite à outils utile aux régulateurs, ils ne remplaceront jamais une prudente régulation ni une gestion rigoureuse des risques en interne, menée par des experts et chapeautée par un conseil d’administration à la fois compétent et vigilant. Ce qui n’a pas été le cas au Crédit Suisse.

A lire aussi sur The Conversation