Trois propositions pour réformer la gouvernance des coopératives agricoles

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publication du 14/11/2018

Dans le prolongement de la loi EGA, le gouvernement souhaite réformer les pratiques de gouvernance des coopératives agricoles en ayant recours à des ordonnances. Cette réforme est essentielle pour que les coopératives continuent de jouer un rôle central dans l’agriculture et l’alimentation durable.

Pas d’agriculture et d’alimentation durable sans coopératives responsables

On le sait peu, mais l’essentiel de la production de denrées alimentaires provient des coopératives. Elles jouent un rôle clé dans l’alimentation et l’agriculture à l’échelle mondiale. Certains travaux montrent même qu’il n’existe pas de systèmes alimentaires avancés sans leur présence. En Europe, on compte plus de 51 000 coopératives agricoles qui concernent plus de 9,5 millions de producteurs, emploient 675 000 salariés et sont présentes dans toutes les filières alimentaires. En France, les coopératives regroupent plus de 450 000 agriculteurs, réalisent 85 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et pèsent 40 % de l’agroalimentaire français.

Cette centralité des coopératives dans l’alimentation s’explique par leur capacité à fédérer des producteurs de denrées agricoles (vins, céréales, lait, œufs, viande, fruits et légumes, sucre, etc.) autour de filières capables d’assurer la souveraineté alimentaire des pays. Cette importance des coopératives fait que les orientations stratégiques prises par les dirigeants au niveau des organes de gouvernance constituent des sujets de préoccupation majeurs, aussi bien pour les agriculteurs attentifs à leurs revenus, que pour les consommateurs soucieux de bénéficier d’une alimentation durablement saine.

Les travaux de recherche que nous avons menés dans le cadre de la Chaire Alter-Gouvernance nous amènent à faire trois propositions de réforme pour que les coopératives et en particulier les plus grandes d’entre elles demeurent des structures créatrices de valeur au service d’une alimentation et d’une agriculture durable.

Proposition 1 : formaliser un Pacte d’orientation coopérateurs en assemblée générale

On reproche parfois aux plus grandes coopératives agricoles d’avoir introduit une distance trop importante avec leurs adhérents. Distance qui génère incompréhensions et postures de retrait de la part des agriculteurs qui perçoivent avec difficulté l’importance et la valeur ajoutée de leurs coopératives. Cette distance (réelle ou perçue) pourrait être réduite à travers la rédaction et le vote d’un Pacte d’orientation coopérateurs (POC).

Ce POC est un document de synthèse qui précise et formalise la raison d’être de la coopérative (À quoi sert-elle ? Quelle est sa mission de base ? Quelles contributions à la société ?). Il exprime une ambition stratégique et délimite les grandes orientations à long terme sur lesquels les adhérents souhaitent que les dirigeants élus et salariés se prononcent. Il contient les éléments suivants :

  • Raison d’être de la coopérative
  • Inscription territoriale et trajectoire agroécologique
  • Rentabilité et croissance du groupe coopératif
  • Politique de distribution de dividendes en provenance des filiales

Le POC est débattu en assemblées de section et voté en assemblée générale. Sans être engageant, il sert de fondement aux objectifs stratégiques fixés par les dirigeants et les administrateurs. Il est susceptible de donner un sens renouvelé aux assemblées de section et à l’assemblée générale car il précise le mandat confié aux administrateurs de la coopérative. Il contribue à réduire la distance entre l’adhérent et sa coopérative. À travers le POC, les assemblées de section et l’assemblée générale défendent l’intérêt général et la raison d’être de la coopérative. Les administrateurs et les délégués de section sont les ambassadeurs du POC auprès des dirigeants, mais également des parties prenantes de la coopérative. Ce POC pourra faire l’objet d’un suivi et d’une évaluation à travers un bilan sociétal à l’image de celui testé au début des années par les équipes de Coop de France.

Proposition 2 : installer des comités spécialisés dans les conseils d’administration

Les 20 dernières années ont été marquées par un agrandissement et une complexification très importante des outils industriels et des structures commerciales adossés aux coopératives agricoles. Sur la même période, le fonctionnement et l’organisation des conseils d’administration sont restés quasiment identiques. Il en découle des asymétries d’information et de compétences entre les administrateurs élus et les dirigeants salariés. Ce déséquilibre est problématique car les administrateurs peinent parfois à comprendre, contrôler et contester les choix et orientations stratégiques proposés par les dirigeants qui maîtrisent mieux les sujets et ont accès à plus d’informations. Même si depuis 20 ans, le niveau de compétences des administrateurs a beaucoup augmenté, il convient de s’organiser différemment pour réduire ces asymétries de compétences et d’information, il semble important de revoir le fonctionnement et l’organisation des conseils d’administration en mettant en place des comités spécialisés.

Ces comités spécialisés sont susceptibles de faire monter en compétence les administrateurs sur les enjeux industriels et économiques. Ils permettront également aux administrateurs de s’appuyer sur des expertises et points de vue externes pour mieux contrôler l’action des dirigeants. Nous proposons la mise en place de quatre comités spécialisés :

  • Le comité des rémunérations et des nominations
  • Le comité d’audit
  • Le comité des filiales et des participations
  • La comité vie coopérative et développement durable.

La présidence de ces comités sera confiée à un·e vice-président·e qui sera chargé·e de son animation et reportera auprès du conseil d’administration. Une fois par an le conseil d’administrateur fera un bilan du fonctionnement de ces comités spécialisés.

Proposition 3 : impliquer les administrateurs de la coopérative mère dans la gouvernance des filiales

Les travaux de Maryline Filippi, chercheuse associée à l’INRA, ont bien montré que les grandes coopératives sont désormais organisées en groupes coopératifs et détiennent des participations dans un nombre parfois très important de filiales industrielles et commerciales. Qui doit gouverner ces filiales ? Les agriculteurs doivent-ils avoir droit au chapitre ? À l’heure actuelle, il y a clairement deux approches.

La première considère que la gouvernance et le pilotage des filiales relèvent strictement du management et des dirigeants. Les administrateurs de la coopérative mère n’ont pas à s’immiscer dans les organes de gouvernance des filiales. L’autre position consiste au contraire à impliquer les administrateurs de la coopérative mère dans la gouvernance des filiales. Les résultats de nos observations montrent que cette deuxième option doit être privilégiée si les agriculteurs et leurs représentants souhaitent garder la main et contrôler les politiques de filières et de diversification menées à l’échelle du groupe coopératif.

Cette implication dans les organes de gouvernance des filiales est susceptible de renforcer le contrôle que les administrateurs de la coopérative mère peuvent avoir du groupe. Cette implication passe par cinq mesures principales :

  • Donner la présidence des principales filiales à des vice-présidents de la coopérative mère et leur adjoindre le cas échéant un ou deux administrateurs ;
  • Harmoniser les outils de reporting entre les différentes filiales pour comparer les niveaux de performance et de risques ; ce reporting devra montrer comment les filiales contribuent au projet coopératif
  • Proposer un découpage du groupe coopératif et une mise en cohérence des filiales qui reflètent la politique de filières de la coopérative ;
  • Une fois par an, le conseil d’administration devra consacrer une séance exclusivement dédiée à l’évaluation du fonctionnement des filiales et des relations intragroupe (objectifs, stratégie commune, stratégie différenciée, etc.) ;
  • La coopérative mère doit disposer d’une cartographie de la gouvernance du groupe (périmètre, participations, etc.) et des mandats au sein des filiales. Cette cartographie doit être travaillée par le comité des participations et mise à disposition de tous les administrateurs.

Cette implication renforcée des administrateurs de la coopérative mère dans les principales filiales aidera le conseil d’administration de la coopérative mère à suivre et accompagner la croissance du groupe coopératif ainsi que les politiques de filières. Elle est susceptible de déboucher sur une « articulation claire et une complémentarité explicite et lisible entre un pôle agricole tourné vers l’amont et la production agricole et un pôle industriel tourné vers l’aval, la transformation et la grande distribution », comme le souligne Chantal Chomel, ancienne directrice des affaires juridiques et fiscales chez Coop de France.

Privilégier l’autorégulation à la contrainte législative

Le gouvernement a décidé de se pencher sur le sujet de la gouvernance des coopératives à travers la loi EGA et la rédaction d’ordonnances qui devront, selon le député LREM Jean‑Baptiste Moreau, « renouveler le modèle en revenant à la pureté originelle du mouvement coopératif ». À ce stade, l’idée générale est d’apporter plus de transparence et d’information aux agriculteurs. Il s’agit aussi de faciliter les ruptures contractuelles entre les agriculteurs et leurs coopératives. C’est donc une approche contractuelle de la relation coopératives-adhérents qui semble prévaloir. Cependant, l’expérience montre que plus d’information et une facilité de rupture contractuelle ne suffisent pas à réformer en profondeur les pratiques de gouvernance. Le gouvernement devra s’appuyer sur d’autres ressorts s’il veut vraiment aider les coopératives à faire un saut qualitatif en matière de pratiques de gouvernance.

Les trois propositions que nous faisons ouvrent un débat sur les fondamentaux du modèle coopératif français. Elles peuvent aider les acteurs du monde coopératif agricole à se doter d’une doctrine claire et partagée en matière de bonnes pratiques de gouvernance. L’actualité et l’observation montrent que des changements sont nécessaires pour que les coopératives françaises continuent de grandir et de se développer. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que les coopératives sont essentielles à l’agriculture et l’alimentation. La loi EGA peut apporter des réponses mais il est toujours préférable de privilégier l’autorégulation plutôt que la contrainte. Il y a maintenant plus de 20 ans que les grandes entreprises françaises regroupées au sein du CAC 40 ont mis en mouvement une réflexion de fond sur les meilleures pratiques de gouvernance. Cela se traduit concrètement par le code Afep-Medef qui balise le chemin pour les acteurs de la gouvernance de ces grandes entreprises. Les coopératives agricoles n’ont pas encore fait ce travail de cadrage et c’est dans cet esprit que nous avons publié en 2016 un [ référentiel de bonnes pratiques] de gouvernance.

C’est aujourd’hui au mouvement coopératif de revisiter ses fondamentaux et de faire des propositions ambitieuses au gouvernement pour projeter les agriculteurs et l’agriculture française dans les défis du XXIe siècle.

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