Brieuc du Roscoat, président de l’Institut de la Transformation et de l’Innovation (ITI) et chercheur en psychologie, ancien membre du LATI (Université Paris-Descartes), et Sébastien Bauvet, responsable de recherche chez Frateli Lab, sont co-auteurs du rapport de France Stratégie et sont aussi co-auteurs de cet article.
« La quatrième leçon de cette pandémie, à mes yeux, c’est que nous avons assisté à une extraordinaire accélération de l’innovation. […] Si nous nous retrouvons hors de l’innovation, on peut perdre énormément. »
Lorsqu’il présente le plan France 2030 en octobre 2021, le président de la République Emmanuel Macron emploie à 67 reprises le terme « innovation » dont il semble faire un élément clé pour « mieux comprendre, mieux vivre, mieux produire en France à l’horizon 2030 ».
Innover, selon la définition de l’OCDE, consiste à mettre en œuvre un produit ou un procédé nouveau ou sensiblement amélioré. Il peut aussi s’agir d’une nouvelle méthode de commercialisation, d’une nouvelle méthode organisationnelle, ou encore d’une nouvelle approche des relations extérieures. L’idée au fond : passer d’un état à un autre.
En sciences sociales, la figure de l’innovateur reste souvent associée aux travaux classiques de Joseph Schumpeter et à sa théorie de l’évolution économique. Il est celui qui sait prendre des risques, sortir du conformisme ambiant et entraîner derrière lui. Reste qu’il apparaît dans ce cas comme le porteur intégral d’une transformation, ce qui rend assez peu justice aux constructions collectives et aux multiples facteurs (environnementaux, socioéconomiques et culturels) décisifs dans la réalisation d’un processus d’innovation.
La stratégie européenne Europe 2020 a ainsi consacré les compétences comme étant le principal levier de l’innovation. Ce dispositif a, par la suite, accordé une importance considérable à la formation pour l’innovation. Les caractéristiques des compétences des personnes qui participent au processus peuvent nous permettre de réfléchir de façon plus large aux composantes nécessaires à la réussite de toute transformation au sein des organisations. Pourtant, elles demeurent encore peu étudiées.
Notre rapport publié par France Stratégie ce 3 mai 2022, fruit de six années de recherches collaboratives, s’est ainsi donné pour objectif d’offrir une meilleure compréhension des compétences engagées dans les actions de transformation et d’innovation afin de mieux former les hommes et les femmes qui seront nos futurs talents. Cet enjeu est majeur, car il est vecteur de croissance, de compétitivité et d’emploi. Il s’agit en effet de mieux préparer la France de demain dans l’économie de la connaissance.
Paroles d’innovateurs
Notre étude n’a pas cherché à détailler les processus d’innovation. Elle s’est portée principalement sur la perception des organisations et des contextes de travail et les « soft skills » mobilisées par les innovateurs, c’est-à-dire les compétences sociales, émotionnelles, ou comportementales qui ne relèvent pas d’un enseignement académique ou technique. Par exemple, l’empathie ou la persévérance.
En parallèle d’un état des lieux de la littérature académique en psychologie, en sciences de gestion et en sociologie, nous avons laissé les acteurs de l’innovation mettre en mots un certain nombre d’éléments. Nous avons pour cela mené et analysé 126 entretiens d’une heure en moyenne auprès de startupers et de porteurs de projets innovants dans les entreprises du SBF 120. Nous les avons interrogés sur leur « déclic », les freins, les impasses, les sources de plaisir et de stress liés aux projets innovants afin de mieux comprendre ce qui définit le parcours d’un innovateur.
Premier fait marquant, la plupart d’entre eux refusent l’étiquette d’innovateur, ou du moins prennent leur distance avec le terme, à l’image de cet intrapreneur du secteur bancaire :
« Je pense que je suis plus opportuniste qu’innovateur ou créatif. Je trouve que c’est un mot prétentieux que je n’ai pas à m’attribuer à moi-même. »
Malgré cela, les innovateurs restent, de façon générale, capables de déterminer sans hésitation, de façon assez précise et structurée, les qualités ou compétences nécessaires. Peu se limitent, de fait, au génie créatif dans les éléments qu’ils citent. Le profil de personne innovante qu’ils ont définie possède trois grandes caractéristiques. Il est question de qualités dans les relations humaines, de prise de risque et enfin de recherche d’une solution (créative) et de sa viabilité (économique et/ou d’usage).
Assez remarquablement, les soft skills apparaissent massivement dans les réponses. Lorsque l’on demande aux enquêtés de citer six qualités principales de l’innovateur, pour près des trois quarts des répondants, les réponses comprennent au moins une moitié de soft skills, qui occupent en tout 65 % des items.
De façon générale, les termes employés par les innovateurs pour décrire les compétences ou les qualités d’une personne innovante sont fortement empruntés au sens commun. Curiosité, audace, rigoureux, souple, risques, etc. représentent ainsi plus de 90 % des termes employés. Il en vient beaucoup moins du vocabulaire professionnel du management, de la communication et/ou des entreprises. Storytelling, incrémenter, disruptif, pivoter, flexible, etc. représentent moins de 9 % des termes employés.
Parcours et ruptures avec le commun
Les éléments biographiques livrés au cours des entretiens nous ont également permis de confirmer les enseignements de recherches récentes : les origines sociales et les trajectoires individuelles ne sont pas neutres en ce qui concerne les capacités d’innovations. Les innovateurs se caractérisent tout d’abord par un parcours scolaire d’excellence qui leur apporte une certaine sécurité : il y a moins de risque à tenter quelque chose lorsque son diplôme garantit un bon emploi.
Les personnes interviewées mentionnent également fréquemment la présence, en particulier dans leur jeune âge, d’une pratique artistique et/ou sportive significative. Outre le capital culturel que ces activités permettent d’engranger, elles développent également un attachement à l’importance du « résultat ». Lorsque l’on pratique un instrument par exemple, c’est un rendu final de qualité que l’on vise.
À entendre les innovateurs revenir sur leurs trajectoires, nous nous sommes rendu compte de leur importante capacité de retours sur eux-mêmes, de réflexivité, et ce même s’ils ne la citent pratiquement jamais comme une des qualités de l’innovateur. Ils indiquent souvent des éléments significatifs dans leur parcours qui peuvent contribuer à expliquer des aspirations, des engagements ou des bifurcations. Et s’il est possible pour tout individu de sélectionner dans son parcours des éléments significatifs expliquant ses choix, les innovateurs se distinguent en assortissant ces éléments d’une rupture avec le commun.
Sept compétences transversales
Forts de ces paroles d’entrepreneurs, nous avons par la suite adopté une approche quantitative visant à faire apparaître des corrélations entre soft skills et innovation. Différents profils d’innovateurs et d’environnements de travail ont pu alors émerger.
La cartographie des corrélations entre les différents indicateurs fait apparaître sept compétences transversales pivots pour innover : communication, collaboration, pensée rationnelle, extraversion, persévérance, ouverture et empathie cognitive
Une analyse typologique a aussi permis d’identifier des environnements de travail, des styles relationnels, des styles cognitifs, conatifs et socio-émotionnels, selon qu’ils s’avèrent favorables à l’innovation ou non. Pour chaque type identifié, nous avons ainsi pu aboutir à des recommandations différenciées.
De manière générale, le rapport invite à une meilleure prise en compte des soft skills dans les organisations privées comme publiques afin de les accompagner dans leurs transformations et dans leur capacité à innover. L’analyse a montré combien les capacités d’un individu comme d’un collectif à réagir dans des contextes de transformation s’appuient sur un nombre de facteurs variés qui s’influencent mutuellement. Ces facteurs jouent à trois niveaux : un niveau organisationnel (les qualités de l’environnement de travail), un niveau collectif (la capacité de chacun à travailler avec les autres) et un niveau individuel (les capacités cognitives, conatives et socio-émotionnelles).
Nous proposons ainsi une réflexion vers une évolution de la formation et des processus d’intégration collective de parcours multiples et de profils variés en termes de culture, d’expériences et de sensibilités. Nous plaidons aussi pour le développement d’analyses permettant d’apprécier les compétences collectives et environnementales et les caractéristiques de l’organisation. Il s’agit de conduire celle-ci à développer un contexte de travail permettant le développement des soft skills afin d’impulser et d’accompagner les projets de transformation et d’innovation.
A lire aussi sur The Conversation