En cet été 2021, l’Algérie est confrontée à une double épreuve : d’une part, une pénurie d’oxygène dans les hôpitaux en pleine troisième vague de cas de Covid due à la rapide propagation du variant delta dans un pays encore peu vacciné ; d’autre part, et depuis moins longtemps, des incendies d’une violence inédite, qui ont provoqué plusieurs dizaines de morts.
Les réseaux sociaux, où la solidarité s’organise, étaient déjà submergés d’images poignantes d’hôpitaux saturés et de médecins épuisés, qui paient d’ailleurs un lourd tribut à l’épidémie. S’y ajoutent désormais d’impressionnantes images apocalyptiques qui révèlent l’étendue du désastre humain, matériel et environnemental provoqué par des incendies colossaux qui semblaient maîtrisés au 16 août. Selon, les autorités, ces incendies étaient de nature criminelle : le 12 août, le président de la République a annoncé l’arrestation de 22 pyromanes.
La lenteur des secours
Les villageois, avant tout en Kabylie, région particulièrement touchée, ont dû affronter le feu avec des moyens rudimentaires.
Les renforts de la protection civile et de l’armée ont été accueillis positivement par la population, mais jugés tardifs et insuffisants face à la magnitude du désastre. Très vite, les citoyens ont exhorté l’État à accepter l’aide internationale : au vu de l’ampleur de la catastrophe, l’enjeu de la fierté nationale devait passer au second plan. L’envoi de deux Canadairs fournis par l’Union européenne a pris trois précieux jours car le pouvoir algérien, soucieux de sauver la face, a tenu à signer pour cela un accord commercial de location avec l’UE.
Entretemps, avec l’humour de résistance que l’on connaît aux Algériens. les internautes avaient comparé l’équipement en Canadairs des pays voisins, chiffré le coût d’un Canadair et de la formation du personnel, et comparé ces sommes relativement réduites au budget démesuré dévolu aux dépenses militaires.
Particulièrement touchée par les incendies, la Kabylie est connue pour son irrédentisme matérialisé par un boycott récurrent des élections, y compris les législatives de mai dernier, ce qui constitue, de fait, un défi lancé à un pouvoir central qui a classé en mai 2021 comme terroriste le mouvement autonomiste Kabyle (MAK), minoritaire dans la région. La répression qui vise le mouvement pacifique du Hirak, lancé début 2019 et dont les marches hebdomadaires ont été interdites, a conduit certains à ironiser sur le fait que le pouvoir use largement de canons à eau pour disperser les manifestants, mais que ces mêmes canons sont introuvables lorsqu’il faut secourir les populations.
La population a pris l’habitude de largement remettre en cause la gouvernance du pays sur les réseaux sociaux, espace d’expression majeur du pays, qu’il s’agisse de crise sanitaire ou d’incendie, de pénurie d’oxygène, mais aussi de liquidités, de semoule, d’huile, de lait, d’eau ou encore de coupures d’électricité.
Aussi, l’annonce d’un deuil national de trois jours pour commémorer les civils et militaires décédés du fait des incendies a irrité la toile au moment où les feux continuaient de s’étendre. Les internautes n’ont pas manqué de souligner qu’il aura fallu trois jours avant que des officiels ne se présentent aux victimes pour déclencher un fonds spécial d’indemnisation et six jours au chef de l’État pour visiter deux hôpitaux. Le sentiment d’abandon de la population ne s’est pas éteint lorsque le 12 août au soir, le président de la République a déclaré que la demande d’aide internationale avait été exprimée par l’Algérie dès le 9 août mais que celle-ci était indisponible en raison des incendies en Grèce. Deux Canadairs attendus d’Espagne le 13 août 2021, et un de Suisse le lendemain, a annoncé le président. Bon nombre d’internautes se sont étonnés que ces procédures aient tant duré, au vu de l’urgence, et déploré que les autorités algériennes n’aient pas accepté l’aide proposée par le Maroc voisin, avec lequel les relations diplomatiques sont tendues.
Les Algériens, champions de la solidarité sociale
Sans attendre, dès le 9 août au soir, s’est mise en mouvement une solidarité phénoménale, transcendant les divisions entre régions et largement appuyée par la diaspora – une mobilisation en continuité de celle toujours à l’œuvre pour faire face à la pénurie de moyens sanitaires.
Des appels à agir avec responsabilité et unité pour aider les zones sinistrées ont inondé la toile, un facilitateur important. On se souvient qu’en mars 2020, à l’avènement du coronavirus, ce sont les citoyens, avant l’État, qui ont mis fin aux marches du Hirak, par responsabilité au vu de la crise sanitaire – les Algériens avaient d’ailleurs été distingués par des médias internationaux comme « champions de la solidarité ».
En très peu de temps, le Hirak avait mobilisé ses codes de collaboration solidaire au travers des réseaux sociaux pour compenser, dans la mesure du possible, la fragilité du système sanitaire.
Cet été, un élan de générosité massif a traversé le pays. Depuis l’ensemble du territoire, des convois de dons interminables ont afflué notamment vers la Kabylie, zone la plus sinistrée, signant l’union du peuple dans l’adversité.
Des appels pour lister les besoins, les associations fiables par village, les denrées nécessaires, les lieux de dépôt, itinéraires de départ depuis les principales villes ont été très relayés sur les réseaux. Parallèlement, des centaines de jeunes de différentes régions sont allés spontanément prêter main-forte aux locaux dans les villages reculés. On y note des scènes de fraternité émouvantes, parfois entre personnes ne parlant pas la même langue (kabyle/arabe), qui contrastent heureusement avec le racisme et les discriminations dont les réseaux sociaux algériens sont souvent le terrain d’expression.
La Kabylie, inspiration des théories de la solidarité sociale
En Kabylie, la solidarité en provenance de l’ensemble du pays a été spectaculaire. Hôtels, foyers, salles des fêtes ont ouvert leurs portes aux familles sinistrées, maintenant un principe d’hospitalité ancestral.
Dans cette région, les systèmes de gouvernance de structures ancestrales qui comportent plusieurs niveaux telles les jemaà (« assemblées villageoises » étudiées par Pierre Bourdieu) se mêlent aux institutions modernes formelles (autorités locales, associations, entreprises…) pour constituer des collectifs agiles et à fort « capital social », identifiant vite les besoins. Les familles, délibérant ensemble sur les décisions à prendre, organisent l’action et solutionnent les conflits. Cette fois, les Kabyles ont également utilisé les réseaux sociaux pour communiquer, facilitant l’apport et la répartition de l’aide. Ainsi, quand un village déborde de dons, il parvient à éviter le gaspillage (thématique moderne), conciliant cette tradition avec une vraie agilité en matière d’usage des outils de communication et de management des dons.
C’est après avoir lu des travaux sur l’organisation sociale en Kabylie (notamment ceux d’A. Letourneu et A. Hanoteau) que le père de la sociologie Émile Durkheim a forgé la problématique des solidarités mécanique et organique. Historiquement, selon Hanoteau et Letourneux, qui écrivaient en 1893, toute la société kabyle est imprégnée de « l’esprit d’association et de solidarité » et « partout, on retrouve, à ses divers degrés, l’association solidaire, aussi bien dans les moindres intérêts de la vie privée que dans les relations de la famille, du village et de la tribu ». Bourdieu soulignait à cet égard qu’« à l’imperfection des techniques répond une perfection hyperbolique du lien social, comme si la précarité de l’ajustement à l’environnement naturel trouvait contrepoids dans l’excellence de l’ajustement social […] ». Cette contribution récente du journaliste Farid Allilat illustre l’actualité de ce propos.
Bourdieu élaborera dans cette même Kabylie les principaux concepts de sa théorie, notamment ceux du « capital social » et de la « violence symbolique », en relation directe avec le sentiment de l’honneur qui n’épargne aucune société.
Une ombre au tableau de la solidarité : une tragédie dans la tragédie
Le 11 août dernier, Djamel Ben Ismaïl, un jeune bénévole venu en Kabylie depuis la ville de Miliana, située à des centaines de kilomètres de là, pour participer à la lutte contre les incendies, a été lynché dans la ville kabyle de Larbaâ Nath Irathen.
Soupçonné par la foule d’être l’un des auteurs des incendies, il a été littéralement immolé sur la place publique, en présence de policiers. Une enquête est ouverte, de nombreux suspects arrêtés grâce aux vidéos prises par les badauds.
Une onde de choc d’indignation et de refus de la barbarie a traversé tout le pays (et au-delà, via la diaspora). Ce crime sauvage pourrait recristalliser des divisions (entre Arabes et Kabyles) que la solidarité nationale transcende. Dans ce contexte, la réaction majestueuse du père de la victime, qui a appelé à la fraternité, à l’humanisme et à l’union entre tous les Algériens a forcé le respect dans l’ensemble du pays. Quand diverses assemblées représentatives de la société kabyle lui ont demandé pardon, il a déclaré « J’ai perdu un fils, j’ai gagné des enfants. Vous êtes tous mes enfants », éteignant ainsi d’autres feux.
Dans l’urgence, sur le lieu du drame, les comités de village et citoyens ont publié ce communiqué. Dès à présent, le principe de réparation ancestral s’organise, avec des appels aux dons depuis la Kabylie pour soutenir la famille de la victime et sa région, Miliana.
La solidarité inter-régions et l’union ont continué massivement malgré ce sombre épisode. Djamel Ben Ismaïl, artiste, bénévole, hirakiste, célébré sur la toile, viendra longtemps hanter la conscience des Algériens.