Une abstention hautement politique

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publication du 26/04/2022

Cet article a été co-écrit avec Beatrice Mabilon-Bonfils Sociologue, Directrice du laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université

Les estimations au second tour de l'élection présidentielle montrent une forte abstention, soit environ 28%. Un chiffre inégalé depuis 53 ans et 1969, qui avait vu plus de 30% de l'électorat décider de ne pas se déplacer aux urnes.

Ce taux d'abstention serait supérieur de près de 2,5 points à celui observé lors du scrutin qui avait déjà opposé Emmanuel Macron et Marine Le Pen en 2017.

Depuis une trentaine d'années, l'abstention est un comportement qui se développe dans toutes les démocraties occidentales (sauf bien sûr celles qui ont mis en place un vote obligatoire : Italie, Belgique, Grèce).

Nous l'observons au même titre que la volatilité électorale, désignant la possibilité pour des électeurs de modifier leurs préférences politiques ou leur vote d'une échéance électorale à l'autre, tout comme le vote protestataire. En France l'abstentionnisme politique structurel augmente depuis les années 1990.

Nous vivons une crise de la représentation, une défiance vis-à-vis du politique, mais surtout la crise d'un système qui n'entend pas les besoins et les attentes des citoyens. L'ampleur des vagues abstentionnistes, élection après élection, ne peut s'interpréter qu'à l'aune d'une nouvelle forme d'abstention, une abstention politique.

Du «cens caché» à l'abstention politique

L'argument le plus souvent évoqué pour expliquer l'abstentionnisme serait l'absence d'intérêt pour la politique presque toujours complétée par l'expression de l'incompétence personnelle des citoyens.

Pour le politiste français Daniel Gaxie le «cens caché» – en ce que le capital culturel possédé, cens caché, engendrerait une forme de suffrage censitaire – est un déterminant de l'abstention électorale : la différence de politisation entre classes sociales serait liée aux inégalités culturelles, elles-mêmes principalement déterminées par les inégalités scolaires qui séparent les groupes sociaux et donc au sentiment de compétence politique des sujets.

Le capital culturel engendrerait une inégale maîtrise des instruments de la politique, tels que le fait de s'inscrire au bon bureau de vote, de prendre la parole en public, de se sentir légitime à avoir une opinion. Ainsi les citoyens qui s'auto-excluraient le plus des processus démocratiques seraient ceux qui disposent d'une (perception de leur) compétence politique faible. Si le suffrage est universel de droit il deviendrait, par l'exclusion et l'auto-exclusion du vote, comme «censitaire de facto» selon Gaxie, c'est-à-dire réservé aux plus favorisés. On constate, certes, de manière générale une corrélation entre l'absence de diplôme et l'abstention ; moins la personne est diplômée, plus elle s'abstient.

Un «abstentionnisme hétérodoxe»

Pourtant, certains travaux de recherche et notamment ceux du politiste Santiago Oliveros qui a travaillé sur les élections américaines. Selon lui, les liens entre participation politique, recherche d'informations et type d'électorat (électeur aux préférences idéologiques prononcées versus électeur non partisan) sont contre – intuitifs : information et abstention ne sont pas nécessairement corrélées négativement : certains électeurs sont plus susceptibles de s'abstenir quand ils sont plus informés…

Émerge ce que nous avons appelé, dans une recherche en cours et à paraître un «abstentionnisme hétérodoxe», qui désigne la non-participation électorale de catégories diplômées. C'est ce que montrent nos entretiens avec des personnes diplômées et de très diplômées intéressées à la chose politique, engagées dans le débat d'idées, et qui définissent l'abstention comme un choix politique.

Il s'agit dans cette étude d'interroger des abstentionnistes réguliers dotés d'un capital culturel élevé, voire très élevé pour saisir leurs motivations.

«L'idée de déléguer son pouvoir me dérange. Je le mets en lien avec le mandat impératif dans le sens où je donne du pouvoir à quelqu'un… Ce que je ne veux pas faire, c'est donner la possibilité à quelqu'un de prendre des décisions sans me demander mon avis. Je suis favorable au mandat impératif dans le sens où j'accepterais que quelqu'un porte ma voix mais en le limitant aux décisions que l'on aurait prises collectivement. Pas comme les représentants que l'on a actuellement qui décident ce qu'ils veulent à partir du moment où ils ont le pouvoir ; ceux qui peuvent décider de dire «mon ennemi c'est la finance» et finalement faire passer telle loi qui l'arrange». (homme 30 ans, profession intellectuelle supérieure)

«L'élément déclencheur a été l'élection de 2007 qui s'est finie entre Sarkozy et Royal. Moi je votais plutôt à droite mais je n'étais clairement pas sarkoziste. Au deuxième tour, c'était clair pour moi, ni l'un, ni l'autre. Donc j'ai arrêté de voter. Au départ, je n'ai juste pas voté et ensuite je me suis dit que ne serait-ce que voter blanc aujourd'hui, ça n'a plus de sens. Voter blanc veut dire «je ne suis pas d'accord avec les gens que vous me présentez mais je donne du crédit au système». Moi aujourd'hui, je ne donne plus de crédit au système. Donc je ne vote plus.[…] Pour moi tant que le système sera comme il est, je ne voterai plus. Je suis pour changer complètement le système. Souvent quand on ne vote pas on vient nous dire que des gens se sont battus pour l'obtenir, les femmes, etc. Surtout quand on est femme. Le droit de vote a du sens lorsqu'il est pris en compte. Aujourd'hui, voter ne sert qu'à donner la parole à des gens une fois tous les 5 ans pour qu'ils choisissent quelqu'un qui ne tiendra aucune des promesses qu'il a fait et pire, qu'il fera ce qu'il veut. Ce n'est pas ça la démocratie. Moi je serais pour voter dans une société qui ressemble à une démocratie. » (Femme 50 ans profession intellectuelle supérieure)

Interrogé sur sa participation à l'élection présidentielle 2022, un citoyen répond :

«C'est peut-être difficile et encore ! J'assume, je ne voterai pas à cette élection qui nous enferme encore dans le jeu Le Pen – Macron, tant pis. Je ne veux pas de cette absence d'alternative. On se retrouve coincés c'est insupportable. Donc je suis très engagé, mais je reste dans l'abstention dimanche 24 avril. » (Homme, 41 ans, cadre)

De la «démocratie d'élection» à la «démocratie d'implication» ?

Comme le montre la sociologue Anne Muxel, il existe dans le jeu politique une nouvelle forme d'expression : une abstention «dans le jeu» qui est même l'expression d'une certaine vitalité démocratique.

L'abstention-protestation peut être le fait d'un «mécontentement» selon le politologue Alain Lancelot mais elle peut aussi s'apparenter à une forme de contestation du système. Alors que le mécontentement ponctuel, lié à des évènements politiques ou au questionnement des élites, n'obère pas l'adhésion au système, la contestation du système politique en lui-même est une remise en cause de la démocratie représentative au profit des formes de démocratie directe.

En l'espèce, les dernières années ont vu la parole politique perdre en crédibilité : de Nuit debout aux Indignés, des «gilets jaunes» aux Convois de le liberté, c'est bien la question la démocratie représentative qui a été posée. «Nous ne sommes pas en démocratie» était l'un des leitmotivs des «gilets jaunes», mettant en question la démocratie représentative dans sa consistance et sa forme en appelant parfois de leurs vœux la tenue d'un référendum d'initiative citoyenne (RIC), voire même l'idée d'une assemblée constituante tirée au sort.

Ces mouvements successifs sont mus par «l'exigence radicale d'une reprise en main par les citoyens de leur destin» comme le rappelle par ailleurs Bruno Cautrès :

«On retrouve des éléments très communs […] avec à la fois la question de la justice sociale, l'égalité, la fraternité, et puis le sentiment que le système politique n'arrive pas à écouter, qu'il n'est pas empathique, que c'est une sorte de caste qui vit dans son univers et dans l'incapacité de comprendre les Français.»

Se combinent aujourd'hui la montée de ces nouveaux types d'abstentions et des revendications de démocratie participative.

La politique : lieu d'une violence symbolique suprême

Quand la politique est vécue comme lieu d'une violence symbolique suprême de plus en plus sensible, le consensus politique qui fait le socle de la démocratie représentative va-t-il céder ?

Déjà des indices, comme certaines des universités occupées renvoient dos à dos deux radicalités «la radicalité néolibérale ou la radicalité fasciste» et récusant par là-même le choix électoral proposé.

Un retournement est-il en train de s'opérer ?

L'élection a longtemps été pensée comme procédé aristocratique : pour Montesquieu dans L'esprit des lois, «le tirage au sort est de la nature de la démocratie : le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie». Puis un nouveau consensus sur la notion de démocratie s'est établi ; opérant l'exact contre-pied de la théorie classique. L'élection y devenait l'instrument de la démocratie.

Un certain nombre d'indicateurs témoignent de la désaffection de la «politique professionnelle» dans ses modalités représentatives sans pour autant être le signe d'un désintérêt pour le politique.

La montée de l'abstentionnisme est patente dans les démocraties représentatives et en France en particulier. Les abstentionnismes ne sont pas nécessairement mus par une posture apolitique mais revendiquent un choix politique de remise en cause du modèle de contestation des pouvoirs par une «élite» élue, au profit de demandes de démocratie directe et de démocratie participative. Bref la crise de la représentation politique repérable dans l'ensemble des pays européens n'est pas signe d'un «déficit démocratique», mais d'une demande de démocratie.

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