Solidarité Covid-19 : La tradition napolitaine, le ‘caffè sospeso’, à l’origine de la généralisation d’une nouvelle forme de solidarité citoyenne : l’entraide anonyme

LE POINT DE VUE DE L’EXPERT KEDGE– 27.04.2020

Solidarité Covid-19 :
La tradition napolitaine, le ‘caffè sospeso’, à l’origine de la généralisation d’une nouvelle forme de solidarité citoyenne : l’entraide anonyme

Par Gregorio Fuschillo, Professeur Assistant de marketing à KEDGE et Bernard Cova, Professeur senior de marketing à KEDGE

Le café suspendu, de l’italien ‘caffè sospeso’, est une tradition solidaire de la région de Naples. Elle consiste à payer deux cafés, l’un pour soi et le second pour un éventuel autre client du bar qui n’aurait pas les moyens d’en consommer un. Dans la tradition napolitaine, un café suspendu est un café offert à l’humanité pour partager son propre bonheur d’exister, Avec les consignes de confinement, cette tradition a pris de l’ampleur pour devenir la ‘spesa sospesa’ (les courses suspendues), un geste philanthropique envers ceux qui souffrent de la perte de leur revenu. Gregorio Fuschillo et Bernard Cova traduisent ce don anonyme altruiste par l’envie de donner du sens à son quotidien.

Les problèmes économiques générés par le Covid-19 pour certains individus et familles confinés ont fait évoluer la pratique du café suspendu en ‘spesa sospesa’ (les courses suspendues). Partout dans les commerces italiens est affiché ‘chi ha lascia, chi non ha prende’ (celui qui a, laisse, celui qui n’a pas, prend). Ainsi, les citoyens peuvent laisser une partie de leurs courses à des inconnus dans le besoin. Quelque chose qui n’est pas sans rappeler ce que fait la Banque Alimentaire de façon institutionnalisée. Cette pratique s’inscrit dans le phénomène plus large de l’entraide entre inconnus.

Le socle anthropologique de l’entraide

L’entraide est une pratique sociale qui vise au succès ou à la réalisation de quelque chose en bénéficiant avant tout à une autre personne. La vie dans les sociétés prémodernes était surtout caractérisée par une solidarité de proximité, une entraide qui prenait place dans le cercle proche et qui se concrétisait au travers de prestations matérielles (don d’argent, de outils, etc.) ou immatérielles (coups de main, échanges d’information). Ces formes d’entraide reproduisent les rapports sociaux au sein de la communauté. Elles sont le fondement des liens familiaux, où les membres mutualisent et partagent les biens plutôt qu’ils se les vendent ou achètent.

Cependant, l’influence de la logique individualiste et le rôle majeur de la consommation dans les sociétés actuelles ont donné vie à des nouvelles formes d’entraide. On assiste à l’apparition d’une solidarité anonyme, une forme d’entraide qui s’exerce en faveur des habitants du voisinage. La solidarité anonyme ne vise pas nécessairement à établir une relation directe et de dépendance avec l’autre, à l’image de la spesa sospesa. Il arrive souvent que celui qui reçoit ne puisse pas remercier celui qui donne. Ceci questionne le cercle traditionnel du don – donner, recevoir, rendre - qui est au cœur de toutes formes d’aide, d’entraide et de solidarité, et qui vise à construire le lien entre individus sur un rapport de dépendance. Au contraire, la spesa sospesa est un exemple de don fait à aucune personne en particulier et donc à l’humanité toute entière.

L’entraide pour ré-affirmer le sentiment de citoyenneté mis à mal dans le contexte actuel

Alain Caillé rappelait dans son dernier ouvrage Extensions du domaine du don qu’il est possible de voir dans la consommation une part de don.
La spesa sospesa permet aux consommateurs de participer au maintien d’un sentiment de citoyenneté dans un moment où les possibilités d’échange et de lien social ont été mises en attente par le confinement causé par le Covid-19. Ici le sens de la citoyenneté prend la forme d’un bricolage multiculturel dans lequel prendre soin des autres et s’engager à améliorer la vie sociale est un aspect très important. Nos sociétés sont remplies de petits gestes comme tenir la porte à quelqu’un, aider un passant qui a besoin d’un coup de main ou encore laisser des produits pour Les Restos du Cœur, ou de passer son ticket de parking, métro ou bus encore valable à un passager qu’on croise. Tous ces gestes permettent le maintien d’un niveau de citoyenneté minimal. Les biens de consommations deviennent ainsi des vecteurs de don et d’humanité qui aident les individus, surtout dans l’anonymat des contextes urbains, à recréer un sentiment de proximité par le biais de la solidarité et du soutien mutuel.

Notre vie confinée se joue de relations virtuelles. En fait, nous ne recherchons pas seulement de la relation et de la reconnaissance de la part des autres. Nous cherchons aussi de la ‘résonance’ au sens donné par Hartmut Rosa dans son ouvrage éponyme. Et alors que le Covid-19 nous confine dans l’aliénation, dans des relations sans relation, des pratiques comme celle de la spesa sospesa nous arrachent à cette aliénation pour nous faire entrer en résonance avec l’humanité. En s’adonnant à cette activité, nous accédons à des moments de grâce, nous vibrons en accord avec les autres confinés. La spesa sospesa fait effet de caisse de résonance dans un monde confiné.

Gregorio Fuschillo et Bernard Cova se tiennent à votre disposition pour toute demande d'interview ou reportage sur ce sujet d'actualité.

A propos de Gregorio Fuschillo 

Gregorio Fuschillo est Professeur Assistant de marketing et de consumer culture « theory » à KEDGE Business School. Il a également été chercheur invité à la Nanyang Technological University, à Singapour, à la SDU (Syddansk Universitet), en Danemark et à RMIT, Melbourne, Australie. Ses intérêts de recherche portent sur la culture de consommation, l’identité des consommateurs, les fandom et religious studies. Il est l’auteur d’articles académiques publiés dans des revues telles que Journal of Consumer Culture, Journal of Consumer Behaviour, la Revue Française de Gestion, la Revue du MAUSS, Micro & Macro Marketing.

A propos de Bernard Cova 

Bernard Cova est professeur senior de marketing à KEDGE Business School et pionnier dans le domaine de la consommation collective depuis le début des années 1990. Ses recherches influentes à l’échelle internationale ont ouvert la voie aux approches portant sur les communautés de marque. Ses travaux sur ce sujet ont été publiés dans the International Journal of Research in Marketing, the European Journal of Marketing, Marketing Theory et the Journal of Business Research. Il est également connu pour ses recherches novatrices en marketing B2B, en particulier dans le domaine des solutions marketing. Ses travaux sur ce sujet ont été publiés dans the Journal of Marketing Management, the Journal of Business & Industrial Marketing et Industrial Marketing Management.

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