LE POINT DE VUE DE L’EXPERT – 02.07.2020
Confinement et enseignement : Le numérique a-t-il vraiment permis de maintenir une continuité pédagogique ?
Par Alexandra Couston, Docteur en sciences de gestion, Professeure Associée, KEDGE, Achille Charroing, Normalien, professeur agrégé de l’éducation nationale, Hadrien Bureau, Normalien, professeur agrégé de l’éducation nationale.
L’intrusion du numérique dans nos vies est un fait social majeur qui ne cesse de bousculer l’école, les enseignements et les croyances pédagogiques. Ces dernières années, le débat en France sur l’utilisation du numérique en matière d’éducation et ses bienfaits supposés est particulièrement intense et âpre. Débat souvent caricaturé entre les partisans technophiles du « tout numérique » et les résistants technophobes qui rejetteraient en bloc son utilisation. Alexandra Couston professeure associée de marketing à KEDGE et ses co-auteurs, Hadrien Bureau, professeur de BTS (SAM/Banque) et Achille Charroing, professeur en classes préparatoires (ENS D1) ont décidé de croiser leurs retours d’expérience pour tirer les premiers enseignements de ces classes à distance durant la crise sanitaire.
La recherche est profondément divisée sur le recours au numérique dans l’enseignement. Certains s’attachent à relever la pertinence de son utilisation dans le monde scolaire. D’autres, à l’inverse, alertent sur les dangers du numérique et mettent en garde contre toute pensée magique qui ferait de son usage l’alpha et l’oméga des politiques éducatives. La survenance de la crise sanitaire du Covid-19, la fermeture des écoles le 16 mars dernier, et l’impératif de « continuité pédagogique », ont obligé les enseignants à dispenser des cours à distance. Le numérique qui n’était encore qu’une potentialité est devenu, en une seule journée, une obligation. Un mois et demi de confinement après, un premier bilan peut être dressé de cette école devenue, par la force des choses, entièrement « dématérialisée ».
De l’enthousiasme initial aux réalités du quotidien
Dès les premiers jours, les étudiants ont manifesté une envie de maintenir le lien et de poursuivre le travail entamé en classe. Ainsi, il n’y eu pas de grand flottement ou de sidération qui auraient mis un terme au travail pédagogique. Certains décrocheurs, absents des cours depuis de nombreuses semaines, ont même pu réengager un travail collectif. Ce constat enthousiaste s’est cependant très rapidement heurté à une double réalité soulignée par notre étude :
- D’une part, 92% des ménages les plus aisés sont équipés d’au moins un ordinateur mais seuls 71% des ménages les moins aisés ont cette chance. La fracture numérique va au-delà de ce constat. La quantité et la qualité d’équipements pour un même ménage, la couverture réseaux, la possibilité d’en disposer librement et dans un environnement calme sont autant d’éléments qui ont un impact déterminant sur l’engagement effectif de l’étudiant. Il devient évident que les inégalités de ressources entravent la continuité pédagogique.
- D’autre part, les plateformes publiques comme celle du CNED, recommandées par l’Éducation nationale, n’ont pas su absorber dans les premiers temps, le flux inhabituel d’utilisateurs. Pour éviter toute déperdition d’étudiants, les professeurs se dont donc portés sur les plateformes privées utilisées habituellement avec parcimonie dans le cadre de certains cours : Google Meets, Google drive, Zoom, Slack, WhatsApp, entre autres. De fait, la continuité pédagogique a prévalu sur les enjeux, pourtant essentiels, de la sécurité des données personnelles des étudiants.
- Malgré ces deux difficultés, le suivi pédagogique soutenu pour la quasi-totalité des étudiants a été maintenu sur cette courte période.
Des inégalités qui accentuent le décrochage
Au retour des vacances de printemps, un relâchement et une lassitude du côté des étudiants ont été très nettement ressentis. Le constat est net et unanime : plus les semaines passent, plus le rendu du travail et la présence en cours virtuel est dilettante. Ce n’est donc pas seulement la qualité des équipements et des instruments qui fait l’effectivité de la continuité pédagogique.
La question de la temporalité est également centrale. Là encore, les profils étudiants les plus défavorisés, les moins autonomes et les moins entourés subissent prioritairement le décrochage. Au fil des semaines, la classe se divisait en deux : d’un côté, un noyau dur toujours réactif et engagé, de l’autre, des étudiants absents et démobilisés. Pour éviter ce phénomène, un suivi individualisé a pris le pas sur l’accompagnement collectif, afin de redonner des directives de travail et de réinsuffler une motivation. Cette démarche contrainte démontre toutes les limites du numérique : passé une certaine durée, l’absence de liens réels entre un enseignant et son étudiant entraine le décrochage d’une partie de l’effectif de la classe. Les professeurs sont ainsi contraints de trouver d’autres stratégies, chronophages et répétitives afin de maintenir la continuité pédagogique.
Il est à ce titre évident que les grandes écoles ont des capacités de mobilisation financières, logistiques, et humaines bien supérieures à celles des formations publiques. Là encore, les inégalités de traitement sont certaines.
Le doute face à l’avenir
A ces deux difficultés s’ajoute un climat d’incertitude et de confusion. Le corps enseignant lui-même s’est mis à douter de son administration et a nourri un sentiment latent de défiance. Sans remettre en cause le caractère exceptionnel et incertain de la situation sanitaire, le ministère de l’Éducation nationale n’a su réussir à donner un cap clair au corps professoral.
Quatre incertitudes ont focalisé l’attention légitime des étudiants :
- les modalités de validation de leur diplôme,
- la prise en compte des notes pendant le confinement,
- la reprise des cours,
- la réalisation des stages.
Sur ces quatre points, de nombreuses questions demeurent. Chaque semaine apporte des annonces qui contredisent souvent celles de la semaine passée. Dans ce contexte, les enseignants se trouvent dans l’obligation de combler par des suppositions leurs questions légitimes. Ce climat d’incertitude renforce la difficulté de lutter contre les phénomènes de découragement et de décrochage.
Cette crise a permis de saisir l’opportunité de tester à grande échelle des modalités d’enseignement à distance. Si, à court terme, la réduction de la fracture numérique et une plus grande efficience des plateformes publiques à disposition des professeurs auraient pu permettre d’assurer un enseignement de qualité à l’ensemble des étudiants ; il apparait certain qu’à long terme et dans un climat d’incertitude, le tout numérique se révèle insuffisant à maintenir une réelle continuité pédagogique. Enfin, un « effet d’hystérèse », c’est-à-dire un décrochage et une perte de sens durable pour certains étudiants, est à craindre. La crise sanitaire passée, les conséquences d’une continuité pédagogique imparfaite risquent de demeurer et d’affecter en premier lieu les publics étudiants déjà fragilisés.
Alexandra Couston se tient à votre disposition pour toute demande d'interview ou reportage sur ce sujet d'actualité.
A propos d’Alexandra Couston
Alexandra Couston est Docteur en sciences de gestion de l’Université d’Aix Marseille (IMPGT). Après avoir travaillé dans le marketing et la communication de PME elle a enseigné 20 ans dans des formations bachelor à la CCIMP où elle a créé l’École de Gestion et de Commerce Marseille Provence, école intégrée au Groupe Euromed Management en 2007. Elle a alors occupé les fonctions de Directrice de la Communication, Directrice des Programmes Post Bac (PMF, CESEMED, Kedge bachelor), Directrice déléguée Innovation et Projets Transversaux pour les programmes KEDGE. Elle est actuellement Professeure Associée à KEDGE dans les domaines du marketing, responsable académique de l’Ecole Entrepreneuriale et Directrice du Kedge Bachelor Marseille-Toulon.
Elle s’intéresse au marketing institutionnel et territorial, à la coopétition public privé, à l’entrepreneuriat et aux générations Y et Z.
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